Notre lettre 481 publiée le 18 mars 2015
NON, L’ENSEMBLE DU PEUPLE CATHOLIQUE N’A PAS ACCUEILLI LA REFORME LITURGIQUE DANS LA LIESSE
Dans le cadre des célébrations du cinquantième anniversaire du concile devaient venir tout naturellement celles de sa première étape : la réforme liturgique. Si bon nombre de célébrations de la réforme évoquent les « excès » de sa mise en œuvre - parfois comme une concession, ce qui permet de mieux défendre la réforme elle-même - pour d'autres, il n'y a aucune ombre au tableau : ignorant délibérément le chaos liturgique, les divisions entre fidèles, la perte du sens du sacré, l'effondrement de la pratique dominicale, etc., elles tressent tranquillement les louanges d'une « nouvelle page » (1) idéale.
Le 5 mars 2015, à la veille de l'anniversaire de la première messe en langue vernaculaire célébrée par le pape Paul VI, La Croix a publié un article qui se veut équilibré mais qui minimise sciemment une vérité essentielle, celle qui a porté Jean-Paul II puis Benoît XVI à réaffirmer la légitimité de la messe latine et grégorienne : le désir de conserver la liturgie traditionnelle chez un bon nombre de fidèles.
En l'église de Tous-les-Saints, à Rome sont rassemblés une pietà offerte par saint Pie X lors de l'érection de l'église par don Orion, une croix donnée par saint Jean-Paul II et la plaque évoquant la première messe en italien par Paul VI, le 7 mars 1965.
I - L'ARTICLE DE LA CROIX
Il y a 50 ans, les catholiques commençaient à célébrer la messe en français
Article de Christophe Chaland, La Croix, 5 mars 2015
Le pape François présidera samedi 7 mars la messe dans la paroisse romaine de Tous-les-Saints, là où, le dimanche 7 mars 1965, Paul VI avait célébré la première messe en italien, marquant la mise en œuvre de la réforme liturgique de Vatican II. Cinquante ans plus tard, la majorité des catholiques français qui l'ont connue témoignent avoir accueilli avec enthousiasme une réforme qui a favorisé leur participation active.
À Angers, Yvonne Samain, 90 ans, était au lendemain du Concile une jeune veuve. « La messe en français a transformé ma vie. Je pouvais goûter le poids de chaque mot. J'ai pu vivre pleinement la messe, participer à l'offrande du Christ comme un membre de son corps ! », se souvient-elle, un demi-siècle plus tard.
Ce 7 mars 1965, Paul VI célébrait pour la première fois la messe dans la langue vernaculaire - dans le cas de Rome, l'italien -, illustrant aux yeux de tous les catholiques la mise en œuvre de la réforme liturgique de Vatican II. « Il s'agit d'associer le peuple de Dieu à l'action liturgique sacerdotale... Il faut donner à l'assemblée sa voix grave, unanime, douce et sublime », expliquait-il quelques jours plus tôt.
Promulguée le 4 décembre 1963, la constitution Sacrosanctum Concilium sur la sainte liturgie posait en principe que l'usage du latin était conservé,pour affirmer immédiatement après que « l'emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple ».
Mais en pratique, la possibilité d'utiliser la langue vivante fut adoptée avec un bénéfice immédiat par la plupart des prêtres et des fidèles. Yvonne Samain, qui avait été avec son mari de la première équipe Notre-Dame d'Angers, était de ces très nombreux laïcs qui accueillirent une réforme qui allait parfaitement dans le sens de leur engagement d'acteurs dans l'Église et dans le monde.
L'écho de ce plébiscite s'entend encore aujourd'hui chez des témoins de l'époque. Renée Renoux, 83 ans, de Villebougis, dans l'Yonne, aime encore entendre le credo en latin qui a marqué sa sensibilité et lui rappelle sa jeunesse. Mais le passage au français a été « formidable » car jusque-là, « les gens cultivés seuls savaient ce qu'ils disaient », estime l'ancienne exploitante agricole. Il était en effet indispensable d'avoir un missel bilingue latin-français pour suivre tant soit peu la messe, d'autant que le célébrant ne prononçait qu'à voix basse d'importants passages.
Le P. Paul Guérin, 87 ans, à Houdan (Yvelines) a vécu avant le Concile à Corbeil où il était vicaire de la paroisse. « L'épître et le canon ou prière eucharistique étaient lus à voix basse par le célébrant. Le peuple s'occupait comme il pouvait, loin de l'action qui se déroulait dans le chœur. On faisait discrètement lire des prières aux enfants », rappelle-t-il.
Dès avant le 7 mars 1965, des éléments de la réforme étaient déjà testés dans différents lieux. Venue étudier à Paris dans les années 1950, Agnès Lachêne, d'Orsay, dans l'Essonne, fréquentait l'aumônerie étudiante de la rue de Varennes.
Là, comme dans la paroisse Saint-Séverin à Paris, celle du P. Michonneau à Petit-Colombes, celle du P. Remillieux à Saint-Alban de Lyon, dans l'élan du mouvement liturgique, les communautés pouvaient introduire ad experimentum des « innovations ».
Agnès se souvient avoir reçu les réformes en douceur et dans une grande cohérence : « Tout allait dans le sens d'une proximité avec le Christ : la langue maternelle, la communion debout, dans la main, l'autel tourné vers le peuple. »
Une réception parfois houleuse
Cependant, la réception de la réforme liturgique a été parfois houleuse en France, pays où s'est développé le schisme intégriste conduit par Mgr Lefebvre. Mais ce n'est pas l'abandon du latin comme tel qui est en cause, même s'il a été difficile pour certains. « Je tutoie sans gêne Dieu en latin, mais n'y arrive pas en français », affirme aujourd'hui encore Françoise Michel, 86 ans, qui pratique à Nice tantôt selon la forme extraordinaire du rite, qui n'utilise que le latin, tantôt dans sa paroisse.
Des pratiques outrepassant la réforme ont blessé des fidèles, parmi beaucoup d'autres causes de difficultés. « Je rougis de certains abus, frémit le P. Guérin,à Houdan. Des créations de prières eucharistiques non trinitaires, ou leur réduction aux seules paroles de la consécration. D'une manière générale, poursuit-il, il a fallu du temps pour habiter la célébration dans la langue vivante. La langue liturgique n'est pas la langue de tous les jours. Je crois que nous sommes parvenus à un équilibre. Mais la façon même de célébrer doit respecter le mystère. »
La baisse de la pratique qui a suivi la réforme liturgique eût-elle été pire sans elle ? Un grand liturgiste français, le chanoine Aimé-Georges Martimort, en était convaincu, faisant un parallèle historique avec la déliquescence de l'Église d'Afrique dans l'antiquité : « La ruine de Rome a entraîné en Afrique la ruine de l'Église car celle-ci était liée à la latinité. » Saint Augustin se plaignait ainsi de ne pas avoir de prêtres qui parlaient berbère et punique.
II - UN PLÉBISCITE, VRAIMENT ?
Le commentaire de Paix liturgique
« Cinquante ans plus tard, la majorité des catholiques français qui l'ont connue témoignent avoir accueilli avec enthousiasme une réforme qui a favorisé leur participation active ». Voici l'« élément de langage » sur lequel est bâti tout l'article : la messe en langue vernaculaire et, partant, la réforme liturgique, ont suscité l'engouement des fidèles.
Cet élément de langage, on le retrouve dans bon nombre des articles ayant salué, en Italie et ailleurs, la messe célébrée par le pape François pour le cinquantième anniversaire de la première messe en italien de Paul VI. Il est vrai qu'il est ciselé dans le marbre sur la plaque commémorative de l'événement en l'église de Tous-les-Saints de Rome : « Le 7 mars 1965, Sa Sainteté Paul VI, inaugurant la réforme liturgique décrétée par le concile Vatican II voulut célébrer en cette église la première messe en italien dans la joie émue de tout un peuple à jamais fidèle et reconnaissant. »
Loin de nous de nier l'émotion et l'adhésion des fidèles romains qui, le premier dimanche de Carême 1965, assistèrent à cette cérémonie (quel paroissien n'est pas ému quand le pape célèbre dans sa paroisse ?), pas plus que de reprocher à Mme Samain son enthousiasme durable pour cet événement de la messe en langue vernaculaire qui a profondément marqué sa vie de chrétienne, comme elle a eu la gentillesse de nous le confirmer par téléphone. Mais... Mais les autres ? Mais la plupart des autres ?
Les autres, ce sont les rares fidèles qui ont pu profiter de leur notoriété pour se faire entendre, comme les écrivains Evelyn Waugh, Michel de Saint-Pierre ou Tito Casini - lequel lors d'une messe de Noël à Florence, en 1966, a répondu à haute voix en latin à la messe célébrée en italien par le pape Paul VI (2), imitant ainsi Georges Gallart, l'un des personnages mis en scène justement par Michel de Saint-Pierre dans son roman Les Nouveaux Prêtres (La Table Ronde, 1964) ; ce sont aussi les milliers de prêtres regroupés - en France, par l'Opus sacerdotale du chanoine Catta, ou, en Espagne, par la Hermandad sacerdotal que soutenait l'évêque de Cuenca, Mgr Guerra Campos - pour tenter de préserver leur sacerdoce et leurs ouailles des dérives trop « modernes » ; ce sont également ces curés ostracisés, voire persécutés,pour leur fidélité à la liturgie de leur ordination ; ce sont aussi tous ces silencieux, laïcs comme religieux, qui ont subi les bouleversements dans leur paroisse ou leur couvent sans manifester extérieurement leur désaccord ou leur détresse mais gardant secrètement leur missel de saint Pie V ou leur bréviaire tridentin ; sans oublier, enfin, ces trop nombreuses âmes, dont seul Dieu connaît le nombre, qui, en perdant leur latin, ont aussi perdu le chemin qui mène à la paroisse...
La non-réception de la réforme liturgique a été proportionnée aux étapes de celles-ci :
- au cours de la première période, à savoir de 1964 à 1968, période de transition, au cours de laquelle la commission de réforme édicta d'incessantes modifications, c'est surtout un immense malaise qui se manifesta devant la messe désormais face au peuple ; où le latin avait disparu ; où la communion se donnait debout, parfois sous les deux espèces ; où les concélébrations se multipliaient, etc. Un malaise alimenté aussi par la transformation visuelle des églises : abandon de l'autel majeur, mise de côté (géographiquement) du tabernacle, évacuation de nombreuses statues, disparition des agenouilloirs. La réaction se concrétisa notamment par la fondation de l'association Una Voce, pour la défense du latin et du chant grégorien (1964), l'énorme succès du roman Les Nouveaux Prêtres, évoqué plus haut, et du livre de Tito Casini, La Tunique déchirée (Florence,1967 ; Les Nouvelles Éditions latines, 1968, avec une préface du cardinal Bacci),
- à partir de 1968, la réforme entra dans une nouvelle phase (nouvelles prières eucharistiques en 1968, nouveau missel en 1969), qui réalisa l'entière refonte de tous les livres liturgiques, d'une manière totalement inédite dans l'histoire de la liturgie romaine. Les protestations se firent beaucoup plus vives : fondation des Silencieux de l'Église par Pierre Debray, épaulé par Louis Salleron (voir notre lettre 144, du 22 septembre 2008) ; publication du Bref examen critique du Nouvel Ordo Missae, signé par les cardinaux Ottaviani et Bacci et présenté au pape Paul VI le 21 octobre 1969 ; multiplication de groupes de fidèles très actifs comme celui de Nancy ; pétition de personnalités britanniques, dont la romancière Agatha Christie, publiée dans le Times en 1971 ; rassemblements liturgiques organisés dans le Vexin par l'abbé Coache, curé de Montjavoult ; etc. Dans beaucoup de diocèses du monde entier (en France, dans tous les diocèses), des prêtres continuèrent à célébrer la messe tridentine.
Très vite, mais encore plus avec l'essor de la Fraternité saint PieX, deux résistances se dessinèrent : l'une refusant la nouvelle messe et l'autre l'acceptant tout en fuyant les abus qui la caractérisaient. Et, en dépit des prédictions et de la propagande épiscopale, le poids de ces deux familles ne fit que grandir, en valeur relative par rapport à la chute du nombre de pratiquants, mais aussi en valeur absolue. Au grand étonnement de la hiérarchie, lorsqu'éclata, durant l'été 1976, « l'affaire Lefebvre », les études d'opinion montrèrent qu'une large portion de catholiques comprenait voire soutenait les positions de Mgr Lefebvre et, partant, du monde traditionnel.
L'existence de tous ces catholiques pour lesquels la brutalité de la réforme liturgique a représenté un traumatisme et non un soulagement - la réforme a été menée « à la manière de la révolution culturelle de Mao », reconnaissait le cardinal Lustiger, dans son livre Le Choix de Dieu, Éditions de Fallois, 1987) - a été reconnue dès 1980 par le saint pape Jean-Paul II qui avait demandé au Préfet du Culte divin, le cardinal Knox,d'adresser un questionnaire aux évêques du monde entier sur la persistance de la demande de messe en latin dans leur diocèse. Dans le monde entier et pas seulement en France puisque, comme l'illustre bien aujourd'hui l'essor de la forme extraordinaire, la liturgie latine et grégorienne est une prérogative authentiquement catholique et pas seulement française ou européenne. Depuis le premier sondage conduit par le docteur de Saventhem, président de la fédération internationale Una Voce, en Allemagne en 1981, jusqu'à la grande campagne menée de 2008 à 2012 par Paix liturgique (sept sondages internationaux et douze sondages dans des diocèses français), l'existence d'une portion conséquente de catholiques attachée à la liturgie traditionnelle est scientifiquement documentée et représente a minima un tiers des catholiques.
Il serait donc injuste et faux de réduire le peuple de Dieu aux enthousiastes de la réforme d'une part et aux résistants de l'autre. Comment un organe comme La Croix, organe semi-officiel de la Conférence des évêques de France, peut-il ne pas tenir compte de tous ceux qui, tout en ayant adopté la forme ordinaire, ont souffert, souvent en silence, des abus, de l'anthropocentrisme et de la banalisation de la liturgie nouvelle que le cardinal Ratzinger, notamment, a constamment dénoncés et combattus ? N'est-ce pas d'ailleurs parce qu'ils ont bien conscience de l'existence de ces silencieux que bien des évêques refusent de répondre à la demande des fidèles qui désirent bénéficier des bienfaits de Summorum Pontificum, de peur que les silencieux ne se rapprochent de la forme extraordinaire du rite romain ? (3)
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(1) Nous aurions pu écrire« révolution », terme qu'emploie encore le cardinal Etchegaray dans un reportage du Jour du Seigneur...
(2) Les protestations de ce type furent, jusque dans les années 70, extrêmement fréquentes. Souvent discrètes,les fidèles répondant en latin au prêtre qui s'exprimait en langue vernaculaire, mais aussi parfois beaucoup plus audibles, par exemple quand quelques fidèles décidaient d'entonner le credo en latin pour protester contre certaines innovations qui étaient en fait de véritables provocations.
(3) En contrepoint, ne faut-il pas voir un heureux signe des temps dans le fait que, ce 8 mars 2015, soit au lendemain du jour anniversaire de la messe en italien de Paul VI à Rome le 7 mars 1965, le cardinal Vingt-Trois a tenu à célébrer aussi bien la forme ordinaire que la forme extraordinaire du rite romain à Paris, en la paroisse Saint-Germain l'Auxerrois ?