Notre lettre 554 publiée le 9 août 2016

CARDINAL SARAH (1) : QU’EST-CE QUE LA SAINTE LITURGIE ?

Le 5 juillet 2016, le cardinal Robert Sarah, Préfet de la Congrégation du Culte divin et de la Discipline des sacrements, a prononcé une allocution, qui était la conférence inaugurale des journées Sacra Liturgia 2016, organisées cette année à Londres, et présidées par Mgr Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon.
Cette allocution du plus haut intérêt, pourrait être qualifiée de ratzinguérienne et même de méta-ratzinguérienne, avec des inflexions personnelles importantes. Le cardinal Sarah y déploie un véritable programme pour reconsidérer la liturgie de Vatican II. Il s’y livre :
- à une réflexion sur l’esprit de la liturgie ;
- à une interprétation selon une herméneutique de continuité de la constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium sur la liturgie ;
- à une critique mesurée du travail de réforme qui a suivi et à une condamnation claire des abus qui se sont alors répandus ;
- il pose ensuite les principes de restauration liturgique nécessaires à une mise en œuvre plus fidèle de Sacrosanctum Concilium dans le contexte actuel ;
- enfin, il lance un appel à ses frères prêtres et évêques pour qu'ils orientent leur célébration des saints mystères vers le Seigneur.
Cette invitation à célébrer versus Deum a fait l'effet d'une véritable bombe : non seulement elle concerne tous les prêtres et évêques mais, surtout, comporte surtout une échéance précise, celle du premier dimanche de l’Avent !
De fait, cette conférence a déclenché des réactions ulcérées. À commencer par celle du cardinal Nichols, archevêque de Westminster, diocèse sur le territoire duquel se tenait la conférence, qui adressa aussitôt une lettre à ses prêtres pour les enjoindre à ne pas suivre l’invitation du cardinal Sarah (la majorité des participants à Sacra Liturgia 2016 étaient des prêtres diocésains). Reçu par le Pape François le 9 juillet, à son retour de Londres, le cardinal Sarah fut l'objet, le 11 juillet, d'un stupéfiant communiqué de la Salle de Presse vaticane spécifiant qu'il « n’est pas prévu de nouvelles directives liturgiques à partir du début de la prochaine année liturgique, comme certains l’ont improprement déduit des paroles du Cardinal Sarah ». Pourtant, le même jour, le cardinal Sarah, fort du mandat de « ministre de la liturgie » qu’il tient du Pape, maintenait son appel en publiant sur le site de Sacra Liturgia le « texte officiel » et intégral de son discours de Londres.
Au-delà de cet appel, il n'est pas exagéré de dire que l’ensemble du texte du cardinal Sarah revêt une dimension historique dans le déroulement de l’après-Concile, se situant résolument dans la ligne de l’Entretien sur la foi donné par le cardinal Ratzinger à Vittorio Messori (Fayard, 1985) et de tout l’enseignement de Joseph Ratzinger, et ensuite du Pape Benoît XVI, sur la liturgie. Avec, chez le disciple, une détermination qu’on ne trouvait pas toujours chez le maître.
Il nous a paru important de vous proposer, au cours de ce mois d’août, l’essentiel de ce texte dont l’intitulé – « Vers une authentique mise en œuvre de Sacrosanctum Concilium » – exprime bien l’idée maîtresse de ces journées liturgiques inaugurées par le cardinal Sarah. Nous le ferons en cinq livraisons correspondant aux grandes articulations de ce discours :
> 1) « Qu’est-ce que la sainte liturgie ? », réflexion sur l’esprit de la liturgie ;
> 2) « Qu’elle était l’intention liturgique des Pères du Concile Vatican II ? »application d’une herméneutique de continuité à la Constitution conciliaire sur la liturgie ;
> 3) « Qu’est-il advenu du projet liturgique conciliaire ? », évaluation du travail de réforme qui a suivi et des multiples abus ;
> 4) « Comment avancer vers une mise en œuvre authentique de Sacrosanctum Concilium dans le contexte actuel ? », avec un énoncé de principes de mise en œuvre ;
> 5) et, enfin, « Je veux lancer un appel à tous les prêtres ». 



Dans son enseignement du 18 février 2014 au symposium célébrant le 50e Constitution sur la Sainte Liturgie Sacrosanctum Concilium (SC) du Concile Vatican II, le Pape François faisait observer que célébrer les 50 années écoulées depuis la promulgation de la Constitution devrait « nous [pousser] à relancer notre engagement à accueillir et à mettre en œuvre de manière toujours plus complète [l’]enseignement [de Sacrosanctum Concilium] ». Le Saint-Père a ainsi poursuivi : « Il est nécessaire d’unir une volonté renouvelée d’aller de l’avant sur le chemin indiqué par les Pères conciliaires, car il reste encore beaucoup à faire pour une assimilation correcte et complète de la Constitution sur la Sainte Liturgie de la part des baptisés et des communautés ecclésiales. Je me réfère en particulier à l’engagement en vue d’une initiation et d’une formation liturgiques solides et structurées, tant des fidèles laïcs que du clergé et des personnes consacrées. »
 
Le Saint-Père a raison. Nous avons beaucoup à faire pour réaliser la vision des Pères du Concile Vatican II pour la vie liturgique de l’Église. Nous avons vraiment beaucoup à faire si, aujourd’hui, après plus de cinquante ans de la fin du Concile Vatican II, nous voulons parvenir à « une correcte et complète assimilation de la Constitution sur la Sainte Liturgie ».
 
[...]
 
Avant toute chose, nous devons examiner une question préalable : « Qu’est-ce que la sainte liturgie ? » En effet, si nous ne comprenons pas la nature propre de la liturgie catholique, ce en quoi elle se distingue des rites des autres communautés chrétiennes et d’autres religions, nous ne pouvons pas espérer comprendre la Constitution sur la Sainte Liturgie du Concile Vatican II, ni avancer fidèlement vers sa plus parfaite mise en application.
 
Dans le Motu proprio Tra le sollecitudini du 22 novembre 1903, le Pape saint Pie X enseignait que « les saints mystères » et « la prière publique et solennelle de l’Église », c’est-à-dire la sainte liturgie, sont la « principale et indispensable source » pour acquérir « le vrai esprit chrétien ». Par conséquent, saint Pie X appelait à une réelle et fructueuse participation de tous dans les rites liturgiques de l’Église. Comme chacun le sait, cet enseignement et cette exhortation ont été repris dans l’article 14 de Sacrosanctum Concilium.
 
Le Pape Pie XI, vingt-cinq ans plus tard, s’était clairement prononcé sur le même sujet, dans la Constitution apostolique Divini Cultus du 20 décembre 1928, enseignant que « la liturgie est, en effet, chose sacrée. Par elle, nous nous élevons jusqu’à Dieu et nous nous unissons à lui, nous professons notre foi, nous remplissons envers lui le très grave devoir de la reconnaissance pour les bienfaits et les secours qu’il nous accorde et dont nous avons un perpétuel besoin ».
 
Le Vénérable Pie XII consacra la Lettre encyclique Mediator Dei du 20 novembre 1947 à la sainte liturgie. Dans celle-ci, il enseignait que : « La Sainte Liturgie est [...] le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l’Église ; c’est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son chef et, par lui, au Père éternel : c’est, en un mot, le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres » (n. 20). Le Pape fit valoir que « la nature et l’objet de la sainte liturgie » est qu’« elle vise à unir nos âmes au Christ et à les sanctifier dans le divin Rédempteur afin que le Christ fût honoré et, par lui et en lui, la très sainte Trinité. » (n.171) (1)
 
Le Concile Vatican II enseigne qu’au travers de la liturgie « l’œuvre de notre rédemption est accomplie » (SC, 2) et que : « la liturgie est considérée comme l’exercice de la fonction sacerdotale de Jésus Christ, exercice dans lequel la sanctification de l’homme est signifiée par des signes sensibles, est réalisée d’une manière propre à chacun d’eux, et dans lequel le culte public intégral est exercé par le Corps mystique de Jésus Christ, c’est-à-dire par le Chef et par ses membres.
 
Par conséquent, toute célébration liturgique, en tant qu’œuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l’Église, est l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré » (SC, 7).
 
À la suite de ces assertions, Sacrosanctum Concilium enseigne que : « la liturgie est le sommet auquel tend l’action de l’Église, et en même temps la source d’où découle toute sa vertu. Car les labeurs apostoliques visent à ce que tous, devenus enfants de Dieu par la foi et le baptême, se rassemblent, louent Dieu au milieu de l’Église, participent au sacrifice et mangent la Cène du Seigneur » (SC, 10).
 
Il serait possible de poursuivre cet exposé du magistère sur la nature de la sainte liturgie en le complétant avec l’apport des Papes postconciliaires et du Catéchisme de l’Église catholique. Mais pour l’heure, tenons-nous en au Concile Vatican II. À mon sens, l’enseignement de l’Église est très clair : la liturgie catholique est le lieu privilégié et singulier de l’action salvifique de Dieu dans le monde, aujourd’hui. Et elle le fait à travers une participation réelle par laquelle nous recevons la grâce et la force qui nous sont si nécessaires pour persévérer et croître dans la vie chrétienne. C’est un lieu d’institution divine où nous venons accomplir l’offrande du sacrifice dû à Dieu, le seul véritable sacrifice. C’est l’endroit où nous prenons conscience de notre profond besoin d’adorer le Dieu tout-puissant.
 
La liturgie catholique est une chose sacrée, une chose sainte dans sa nature même. La liturgie catholique n’est pas une assemblée humaine ordinaire.
 
Je souhaite souligner, ici, un fait très important : c’est Dieu et non l’homme qui est au centre de la liturgie catholique. Nous venons pour l’adorer. Dans la liturgie, il ne s’agit pas de vous ou de moi. Ce n’est pas le lieu où nous célébrons notre propre identité, nos réalisations, où nous exaltons ou promouvons notre propre culture et les valeurs de nos coutumes religieuses locales. La liturgie concerne et appartient d’abord et avant tout à Dieu et célèbre ce qu’il a fait pour nous. Le Tout-Puissant, dans sa divine Providence, a fondé une Église et institué la sainte liturgie. À travers elle, il nous est possible de rendre un authentique culte à Dieu, en conformité avec la Nouvelle Alliance établie par le Christ. En faisant cela, en entrant dans les exigences des rites sacrés développés dans la tradition de l’Église, nous trouvons notre véritable identité et le sens de notre existence en tant que fils et filles de Dieu.
 
Il est essentiel que nous comprenions cette spécificité du culte catholique, parce que dans les dernières décennies nous avons vu beaucoup de célébrations liturgiques au cours desquelles des personnes et des réalisations humaines ont été trop prééminentes, excluant quasiment Dieu. Le Cardinal Ratzinger a écrit que : « Si la Liturgie constitue d’abord un lieu d’expérimentation pour réaliser nos activités, alors l’essentiel est oublié, c’est-à-dire Dieu. Ce n’est pas nous qui sommes le sujet de la liturgie : c’est Dieu. Oublier Dieu est le plus grave danger de notre époque. » (Joseph Ratzinger, Theology of the Liturgy, Collected Works vol. 11, Ignatius Press, San Francisco 2014, p. 593, traduction libre)
 
Nous devons être très clairs quant à la nature du culte catholique si nous voulons faire une lecture correcte et une mise en application fidèle de la Constitution sur la Sainte Liturgie du Concile Vatican II. Les Pères du Concile avaient été imprégnés de l’enseignement magistériel des Papes du XXe siècle que je viens de citer. Saint Jean XXIII ne convoqua pas un Concile œcuménique pour saper cet enseignement qu’il défendait lui-même. Les Pères du Concile ne vinrent pas à Rome, en octobre 1962, dans l’intention de produire une liturgie anthropocentrique. Bien plutôt, le Pape et les Pères du Concile recherchèrent des voies par lesquelles les fidèles du Christ pourraient puiser toujours plus profondément à la « principale et indispensable source » afin d’acquérir « le vrai esprit chrétien » nécessaire à leur propre salut et à celui des hommes de notre temps.
 
© Cardinal Robert Sarah, Sacra Liturgia UK
 
(1) Sacrosanctum Concilium reprend pratiquement cette définition du Pape Pacelli dans son n. 7 : « C’est donc à juste titre que la liturgie est considérée comme l’exercice de la fonction sacerdotale de Jésus Christ, exercice dans lequel la sanctification de l’homme est signifiée par des signes sensibles et réalisée d’une manière propre à chacun d’eux, et dans lequel le culte public intégral est exercé par le Corps mystique de Jésus Christ, c’est-à-dire par le Chef et par ses membres ». Mais aucune référence à Mediator Dei n’est curieusement donnée par le texte conciliaire.

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