Notre lettre 646 publiée le 31 mai 2018

CARDINAL SARAH : « SILENCE ET PRIMAT DE DIEU DANS LA SAINTE LITURGIE » (3)

Quelques réflexions sur le dixième anniversaire de Summorum Pontificum

« Vous n’êtes pas traditionalistes : vous êtes des catholiques de rite romain, comme moi et comme le Saint-Père. » Cardinal Sarah, 14 septembre 2017, Rome

C'est un long parcours, passant par les abbayes de Lagrasse et Fontgombault, qui a conduit le cardinal Robert Sarah à célébrer la messe pontificale de clôture du pèlerinage de Chrétienté 2018 selon le pontifical romain de 1962. Préfet du Culte divin depuis 2014, le cardinal affirme à son tour par l'exemple – comme l'avait fait son prédécesseur, le cardinal Cañizares – le caractère normal de la célébration de la forme extraordinaire du rite romain. Déjà, en conclusion de sa conférence donnée à Rome en septembre dernier, à l'occasion du dixième anniversaire de l’entrée en vigueur du motu proprio de Benoît XVI (voir nos lettres 644 et 645), le cardinal avait souligné fortement cette normalité de la liturgie traditionnelle, exhortant les catholiques dits « traditionalistes » à fuir l'esprit de ghetto et à prendre toute leur place dans la vie de l'Église. Ce sont ces réflexions, qui donnent tout leur sens à la présence du cardinal Sarah à Chartres ce lundi de Pentecôte 2018, que nous sommes heureux de vous faire partager cette semaine.


(Photo Notre-Dame-de-Chrétienté)

Avant de conclure, je voudrais exprimer quelques réflexions particulières concernant le dixième anniversaire de la promulgation du Motu Proprio Summorum Pontificum.

Dans les normes relatives à l’usage de l’usus antiquior du Rite Romain, établies par le Pape Benoît XVI, dans le Motu Proprio Summorum Pontificum, on note que la Messe tridentine « n’a jamais été abrogée ». Et dans la Lettre adressée aux évêques à l’occasion de la publication du même document, il est affirmé que « l’histoire de la liturgie est faite de croissance et de progrès, jamais de rupture. Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. Il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Église, et de leur donner leur juste place. Évidemment, pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus, par principe, exclure la célébration selon les nouveaux livres. L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté » (1). La motivation principale est donc « de parvenir à une réconciliation interne au sein de l’Église ». Il est certain que les dispositions de Summorum Pontificum relatives à la libre disponibilité de la forme extraordinaire de la Messe et des sacrements pour tous les fidèles chrétiens, qui le demandent – laïcs, clercs et religieux –, ont pour objectif de mettre fin au scandale des divisions dans le Corps du Christ sur la terre, qui ont surgi à la suite de la réforme liturgique consécutive au Concile Vatican II. Nul doute que beaucoup a déjà été fait dans ce domaine. Mais, comme nous le savons aussi, il y a encore beaucoup à faire pour parvenir à la réconciliation désirée par le Pape Benoît XVI et poursuivie par le Pape François. Nous devons prier et travailler pour parvenir à cette réconciliation pour le bien des âmes et de l’Église, et aussi pour affermir notre témoignage en tant que chrétiens, et notre mission dans le monde.

La Lettre du Pape Benoît XVI aux évêques, qui accompagne Summorum Pontificum, mentionne un autre phénomène : « on pouvait supposer que la demande de l’usage du Missel de 1962 aurait été limitée à la génération plus âgée, celle qui avait grandi avec lui, mais entretemps il est apparu clairement que des personnes jeunes découvraient également cette forme liturgique, se sentaient attirées par elle et y trouvaient une forme de rencontre avec le mystère de la Très Sainte Eucharistie qui leur convenait particulièrement ». Et cela se vérifie toujours davantage à l’échelle du monde entier. C’est un phénomène que beaucoup de ceux de ma génération ont du mal à comprendre. Et pourtant, je connais la sincérité et la dévotion de ces jeunes hommes et femmes, prêtres et laïcs, et je peux en témoigner personnellement. Aussi, je me réjouis que de nombreuses et bonnes vocations sacerdotales ou religieuses naissent dans les communautés qui célèbrent selon l’usus antiquior.

À tous ceux qui nourrissent quelques doutes à ce sujet, je voudrais leur dire : visitez ces communautés et cherchez à les connaître, en particulier les jeunes qui en font partie. Ouvrez vos cœurs et vos esprits à ces jeunes frères et sœurs, et regardez le bien qu’ils font. Ce ne sont pas des nostalgiques, ni des personnes aigries ou engagées dans les luttes ecclésiales des dernières décennies ; ces jeunes sont remplis de la joie de pouvoir vivre la vie du Christ au milieu des défis du monde moderne. À tous ceux qui ont encore du mal à accepter cette réalité, je voudrais rappeler le conseil que Gamaliel, « ce docteur de la Loi, respecté de tout le peuple » (Ac 5, 34) adressait au Sanhédrin et tout le Sénat des Israélites, tandis que les Apôtres subissaient la persécution : « Hommes d’Israël, prenez garde à ce que vous allez faire à l’égard de ces gens-là… À présent donc, je vous le dis :ne vous occupez pas de ces gens-là, laissez-les. Car si leurs propos ou leur œuvre vient des hommes, elle se détruira d’elle-même. Mais si vraiment elle vient de Dieu, vous n’arriverez pas à les détruire. Ne risquez donc pas de vous trouver en guerre contre Dieu ! » (Ac 5, 38-39).

Je voudrais aussi lancer un appel aux pasteurs d’âmes, et en particulier, à mes frères évêques : ces fidèles, ces communautés ont un grand besoin de sollicitude paternelle. Nos préférences personnelles, ou bien les incompréhensions du passé, ne doivent pas nous retenir loin des fidèles qui sont attachés à la forme extraordinaire du Rite Romain. Nous, prêtres et évêques, nous sommes appelés à être des ministres, des serviteurs et des instruments de réconciliation et de communion dans l’Église pour tous les fidèles chrétiens, y compris ceux qui désirent célébrer selon la forme ancienne du Rite Romain. Chers frères prêtres, chers frères dans l’épiscopat, je vous le demande humblement et dans la foi que nous avons en commun, en reprenant les paroles du Pape Benoît XVI : « Ouvrons généreusement notre cœur et laissons entrer tout ce à quoi la foi elle-même fait place » (2).

L’usus antiquior devrait être considéré comme une composante normale de la vie de l’Église du XXI siècle. Statistiquement, même s’il représente et demeure une petite partie de la vie de l’Église, comme l’avait prévu le Pape Benoît XVI lui-même, cela ne signifie pas qu’il doit être considéré comme une vie inférieure et de « seconde classe ». Toute concurrence entre les deux formes ordinaire et extraordinaire de l’unique Rite Romain, devrait être bannie : au contraire, la célébration dans les deux formes devrait constituer un élément naturel de la vie de l’Église d’aujourd’hui. Le Christ nous appelle à l’unité, et non à la division ! Nous sommes frères et sœurs dans la même foi, et peu importe dans quelle forme du Rite Romain nous célébrons !

D’ailleurs, les deux formes en usage du Rite romain peuvent certainement s’enrichir réciproquement. La nécessité d’une application plus fidèle de la réforme liturgique voulue par les Pères du Concile Vatican II, est une question toujours actuelle ; je l’ai abordée dans le discours que j’ai prononcé à Londres l’an dernier. Il arrive parfois qu’on parle à ce sujet de la « réforme de la réforme », même si une telle expression fait peur à certaines personnes. Bien que je reconnaisse la nécessité d’étudier et d’approfondir ce genre de questions, je préfère parler d’un « enrichissement positif », grâce auquel les éléments de l’usus antiquior pourraient enrichir le recentior, et vice-versa.

Par exemple, dans l’ancien Missel pourront être et devront être insérés les nouveaux saints, et quelques-unes des nouvelles préfaces ; le silence pendant la prière de l’offertoire et le Canon Romain ne pourrait-il pas contribuer à enrichir la forme ordinaire telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui ? Dans notre monde saturé de paroles - et ce phénomène ne cesse de s’accentuer - le silence s’avère toujours plus nécessaire, y compris dans la liturgie. Il est certain que le silence rituel dans ces parties de la Messe célébrée selon la forme extraordinaire, est particulièrement fécond : en effet, grâce à l’espace que le silence établit au cœur de la liturgie, les âmes peuvent s’élever plus facilement vers les réalités célestes. La discipline du « silence » verbal et rituel, dont l’usus antiquior est imprégné, permet de mieux nous mettre à l’écoute du Seigneur ; il est donc aussi un trésor que nous sommes appelés à partager et à apprécier dans notre manière de célébrer selon l’usus recentior. De son côté, le Missel ancien pourrait profiter de l’ajout des Messes fériales de l’Avent et de l’enrichissement de ses lectionnaires des féries, non pas dans un esprit de domination du nouveau Missel sur l’ancien, comme si l’on voulait « marquer des points », mais comme un véritable enrichissement et un développement organique du rite pour la gloire de Dieu Tout-Puissant et le bien des âmes.

Je suis très conscient que toutes ces questions sont très sensibles et que nous ne devons pas provoquer de nouveaux dommages sur le plan pastoral en introduisant des changements liturgiques, sans qu’auparavant une étude minutieuse et approfondie ait été menée sur ce sujet ; de plus, il sera nécessaire de prévoir, en temps opportun, une préparation et une formation adéquates dans ce domaine. Je désire simplement faire ces propositions, qui ne sont que des possibilités destinées à un examen approfondi : beaucoup d’autres pourraient être discutées.

Au cours du mois de juillet dernier, j’ai parlé de la possibilité d’une future réconciliation entre les deux formes du Rite Romain (3). Quelqu’un a interprété cette expression comme étant une opinion personnelle et l’annonce d’un projet, qui finirait par imposer dans l’avenir un rite hybride, résultat d’un compromis qui mécontenterait tout le monde, et aurait pour effet d’abolir presque furtivement l’usus antiquior. Cette interprétation est absolument loin de mes intentions. En réalité, voici quel est mon désir : encourager les personnes à repenser et à étudier ces questions dans la paix et la sérénité, dans un discernement spirituel accompli dans la prière. Il y a des progrès qui peuvent être faits dans les deux formes du Rite Romain en usage aujourd’hui ; en temps voulu, chacune d’elles pourra y contribuer. Qu’on préfère parler d’une « réforme de la réforme », d’un enrichissement positif ou d’une réconciliation liturgique, les réalités sous-jacentes demeurent et devront être prises en considération avec calme et dans une incontournable charité. Ainsi, personne ne devrait craindre que quelque chose soit perdu, parce que, comme l’a dit avec insistance le Pape Benoît XVI dans sa Lettre d’accompagnement du Motu Proprio Summorum Pontificum : « Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste ».

Permettez-moi aussi d’être très clair concernant un autre sujet que j’évoque maintenant : lorsque le Préfet de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements parle d’enrichissement liturgique, il n’entend pas promouvoir, ni même autoriser une approche « à la carte » des livres liturgiques, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Loin de moi une telle pensée ! Nous devons tous faire preuve d’une grande patience en laissant l’Église décider de ce qui est le meilleur au sujet des problèmes relatifs au développement futur de la liturgie ; ainsi, nous devons attendre les normes qui seront prises par l’autorité compétente. Comme je vous l’ai fait remarquer auparavant, nous ne sommes pas libres de décider seuls, par nous-mêmes, ce qui doit changer dans les livres liturgiques.

Je voudrais maintenant adresser une parole paternelle à tous ceux qui sont liés à la forme ancienne du Rite Romain : certaines personnes, et même beaucoup, vous qualifient de « traditionalistes ». Parfois, en parlant de vous-mêmes, vous utilisez aussi ce mot en vous présentant comme des « catholiques traditionalistes », ou bien, d’une manière analogue, vous mettez un trait d’union entre ces deux mots. S’il vous plaît, ne le faites plus. Vous n’êtes pas enfermés dans une boîte qui serait jetée au rancart, ou placée dans un musée de curiosités. Vous n’êtes pas traditionalistes : vous êtes des catholiques du Rite Romain, comme moi et comme le Saint-Père. Vous n’êtes pas des fidèles de « seconde classe » ou, en quelque sorte, des membres d’un genre particulier de l’Église catholique du fait de votre culte et de vos pratiques spirituelles, qui ont été celles d’innombrables saints. Comme tous les baptisés, Dieu vous appelle à prendre votre place dans la vie et la mission de l’Église dans le monde d’aujourd’hui : ne vous enfermez pas, ou, pire encore, ne vous repliez pas sur vous-mêmes dans une sorte de ghetto, où prévaut une attitude de défense et d’introspection qui étouffe le témoignage et la mission chrétienne dans le monde, à laquelle vous êtes appelés, vous aussi, à prendre part activement.

Telle est la signification du dixième anniversaire de la promulgation du Motu Proprio Summorum Pontificum. Si vous n’avez pas encore laissés, loin derrière vous, les chaînes du « ghetto traditionaliste », je vous en prie, faites-le sans tarder, aujourd’hui même. Le Dieu Tout-Puissant vous appelle à le faire. Personne ne vous privera de l’usus antiquior du Rite Romain, en revanche, beaucoup bénéficieront, en cette vie et dans l’autre, de votre témoignage fidèle de chrétiens qui, ayant beaucoup reçu, ont tant à offrir, c’est-à-dire une formation profonde de la foi à partir des rites anciens, et toutes les richesses spirituelles et doctrinales qui leur sont liées. Comme le Seigneur nous l’enseigne dans son discours sur les Béatitudes : « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison » (Mt 5, 15). Telle est, chers amis, votre véritable vocation. Telle est la mission à laquelle vous appelle la Providence divine, qui a suscité en temps opportun le Motu Proprio Summorum Pontificum.

Conclusion

« L’oubli de Dieu est le danger le plus grave de notre temps », a écrit le Cardinal Ratzinger (4). Chers frères et sœurs, en célébrant le dixième anniversaire de Summorum Pontificum, nous désirons rendre grâces pour la liberté et la vie nouvelle que ce document a apporté au culte et à la mission de l’Église durant cette dernière décennie. Nous ne devons pas douter, en effet, que nous vivons vraiment à une époque sans Dieu.

« Contre un tel danger, la liturgie devrait dresser la présence de Dieu comme un rempart », continue le Cardinal. Il n’y a aucun doute que, de nos jours, la sacralité tangible de l’usus antiquior du Rite Romain est capable d’atteindre pleinement cet objectif, en particulier dans les célébrations chantées et solennelles. Sa sacralité silencieuse et disciplinée nous permet aussi de nous rappeler que, dans chaque célébration liturgique de l’une et l’autre des deux formes, « l’attention devrait être orientée directement et avant tout vers la primat de Dieu » (5).

En célébrant aujourd’hui la très belle fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, et, demain, lorsque nous nous mettrons à genoux en silence aux pieds de Notre-Dame des Douleurs, nous implorerons le Seigneur qui fut élevé sur la croix en sacrifice d’amour pour nous, pour que Son Église puisse connaître un renouveau profond et authentique de sa vie liturgique, et qu’à partir de cette rencontre, elle puisse aller dans le monde entier, avec une vigueur renouvelée, pour annoncer cette Bonne Nouvelle : le péché et la mort ont été vaincus par Notre Seigneur Jésus Christ, Lui qui, par son sacrifice sur la Croix, nous a obtenu le pardon de nos péchés et l’espérance de la vie éternelle.

Je vous remercie pour votre attention. Je bénis chacun de vous et vos divers apostolats, et, humblement, je sollicite vos prières, ainsi que celles de vos communautés, à mes intentions et à celles de mon ministère.

Robert Cardinal Sarah

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1) BENOÎT XVI, Lettre aux évêques à l’occasion de la publication de la Lettre apostolique en forme de « motu proprio » Summorum Pontificum sur l’usage de la liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970, 7 juillet 2007.

2) Idem.

3) SARAH Card. Robert, « Pour une réconciliation liturgique », La Nef n. 294, juillet-août 2017, pp. 16-20.

4) RATZINGER, Theology of the Liturgy, p. 593.

5) Ibidem

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