Notre lettre 815 publiée le 18 août 2021

UNE TRADITION VIVANTE
LES CHANGEMENTS TRADITIONNELS EN LITURGIE

SECONDE PARTIE DE L'ENTRETIEN AVEC
LE PROFESSEUR JOSEPH SHAW


 

Dans ce deuxième entretien, Joseph Shaw montre comment la tradition liturgique véritable est vivante et peut connaître des changements, mais des changements traditionnels et non de rupture, dont il cherche à déterminer les caractéristiques.


Q – Vous nous avez donc expliqué que la vraie tradition liturgique relevait d’une conception prémoderne, alors que la fausse tradition est engendrée par une conception moderne. Mais la conception prémoderne a-t-elle toujours fonctionné ?

Je me bornerai à faire quelques observations sur la nature des changements liturgiques historiques afin d’arriver à une idée générale de la voie à suivre pour répondre à cette objection.

La clef est de savoir comment ces changements ont pu s’introduire dans la liturgie à l’époque prémoderne, et ce qui les motivait. L’on peut dénombrer divers types de changement et de motifs les expliquant. Pour faire simple, je m’attacherai à quatre catégories de changement :


- le changement par élaboration ;

- le changement par conséquence de besoins nouveaux ;

- le changement par emprunt ;

- le changement par abréviation.


Q – Qu’entendez-vous par changements par élaboration ?

Les exemples de développement liturgique tendant à élargir, élaborer, et allonger les rites abondent. Entre autres, les chantres en chape des rites gallicans. Ou encore, cette anecdote que nous racontent les historiens du chant, selon laquelle les improvisations des chanteurs avaient allongé le jubilus de l’alléluia jusqu’à ce que l’on eût l’heureuse idée qu’un psaume pourrait tout à fait se chanter sur la mélodie ainsi créée. On ajouta aussi des séquences pour certains jours, après l’alléluia. Ces développements étaient manifestement motivés par un désir d’amplifier la solennité de l’office, pour lui donner la plus grande gloire possible, surtout à une époque d’abondance relative des ressources liturgiques que constituent le temps et les chanteurs bien entraînés.

L’importance de ces changements pour l’expérience que font les fidèles de la liturgie est plutôt concrète, dans la mesure où, même si dans de tels cas que les chantres en chape ils viennent à disparaître avec la disponibilité des ressources liturgiques, dans d’autres cas, comme celui du verset de l’alléluia, ils demeurent.

La question que je me pose est de savoir si de tels changements constituent une innovation, une rupture de la tradition liturgique. La réponse, est « non ». Ceux qui étaient à l’origine de ces développements ne faisaient que profiter de la liberté de l’époque, que l’on entendait comme une liberté d’ajouter de tels éléments. Tout comme, aujourd’hui, on peut parfaitement organiser deux, ou quatre, céroféraires à la messe solennelle, et l’on peut faire chanter un motet approprié après l’antienne de l’offertoire, on pouvait dans cette conjoncture-là du passé ajouter, retrancher, ou encore développer le nombre des chantres en chape ou les versets du psaume après l’alléluia ; ce n’est qu’après un usage prolongé et constant de telle ou telle pratique que celle-ci en vint à être considérée normative et se retrouva dans le texte du missel.

Ce que je viens de décrire, c’est le développement de la coutume, un procédé archiconnu des médiévistes. Les coutumes à force normative, comme le droit de tenir un marché dans tel village tel jour de la semaine, le droit de recevoir le revenu de tel champ, ou encore le droit de faire appel à tel juge pour certains cas, se développent toutes à partir de pratiques répétées et reçues sur la durée. Ces phénomènes n’indiquent pas qu’on ne considérait pas ces pratiques coutumières comme étant contraignantes, bien au contraire.


Q – En quoi cette coutume n’est pas nécessairement contraignante ?

C’est là quelque chose que les critiques de la position traditionaliste dans les débats actuels paraissent parfois ne pas comprendre. Une pratique régulière n’est pas d’emblée considérée comme une coutume contraignante ; elle le devient ultérieurement. À aucun moment n’y a-t-il eu erreur ou tromperie sur l’origine de la pratique en question ; rien dans la nature de l’obligation coutumière n’est tiré par les cheveux. D’ailleurs cette notion d’obligation coutumière joue encore un rôle sérieux aujourd’hui, en droit international : le concept n’est pas la chasse gardée de paysans analphabètes du Moyen Âge. Si chacun est libre de rejeter l’idée que la coutume fait le droit, nul ne peut s’arroger le droit de nier que l’idée soit bien comprise et universellement acceptée.

Dans le contexte de l’histoire de la liturgie, il importe de comprendre que les catholiques en sont venus à se sentir obligés de continuer à faire ce qui était devenu la pratique régulière, même si leurs prédécesseurs, eux, n’avait pas ressenti la même obligation. Surtout, il nous faut admettre que ces deux attitudes, celle de la première génération comme celle des générations suivantes, sont tout à fait logiques, sans avoir à invoquer une quelconque erreur historique chez qui que ce soit. C’est que c’est tout simplement ainsi qu’émergent les obligations coutumières.


Q – Pouvez-vous nous donner des exemples ?

On décrit encore parfois les exorcismes avant le Baptême et les prières au bas de l’autel comme ne faisant pas partie du « Baptême proprement dit » ou de la « Messe proprement dite ». En effet, il s’agit de préliminaires. Les historiens de la liturgie nous disent qu’à l’origine ils étaient distincts, en temps et en lieu, du rite principal : les exorcismes se faisaient lors des scrutins des candidats au baptême et les prières préparatoires se faisaient à la sacristie avant la messe, ou encore pendant la procession à l’autel. Il fut un temps où ils ne jouissaient pas de force coutumière ; ensuite, oui, mais leur incorporation au rite principal n’était qu’une question de commodité, tout comme un prêtre aujourd’hui pourra dire l’angélus juste avant la messe de midi. Au bout du compte, le rite et ces préliminaires furent perçus comme formant un bloc, parce que dans la pratique c’était ainsi qu’ils avaient été traités pendant longtemps, et, partant, on en vint à comprendre que de retrancher les rites préliminaires serait contraire à une vraie fidélité envers la tradition liturgique.


Q- C’est ce que vous qualifiez de changements par élaboration, qui ne sont pas vraiment des changements.

Oui et je résume mon argument jusqu’ici selon le processus que je viens de décrire : d’abord, il n’y a rien du tout de mystérieux dans ce processus historique ; ensuite, à aucun moment personne n’a contrevenu à l’obligation de fidélité à la tradition ; enfin, jamais personne ne s’est laissé guider par une quelconque erreur. Je ne dis pas que jamais il ne se soit produit d’infidélité ni de méprise historique lors de l’histoire de la liturgie : ce serait bien surprenant. Ce que je dis, c’est que le développement de la liturgie n’en est pas tributaire.

Ce que cela signifie, c’est qu’un rit liturgique pourrait se développer considérablement sur une durée, disons, de dix générations, sans qu’aucune de ces générations ne soit infidèle à la tradition. Cela peut paraître paradoxal : la liturgie change sans que personne ne la change. Mais en fait, il s’agit là d’un processus historique tout à fait simple et familier.


Q – Pouvez-nous nous parler maintenant du changement en conséquence de besoins nouveaux ?

Un exemple majeur de nouveau besoin liturgique serait l’essor des monarchies européennes, à qui il fallait une cérémonie d’installation appropriée. Bien que ces cérémonies aient à peu près toutes disparu aujourd’hui, les liturgies de sacre et de couronnement qui se développèrent au Moyen Âge sont extrêmement intéressantes, et, au premier abord, leur apparition dans l’univers liturgique ressemble fort à un précédent pour la création délibérée de la liturgie, plutôt que pour sa transmission. 

Pourtant, même ici on n’échappe pas vraiment à la tradition comme donnée, car ces cérémonies ne furent pas créées de toutes pièces. Elles tiraient leur origine de cérémonies laïques qui avaient eu cours parmi les peuples en question depuis la nuit des temps avant d’être introduites dans l’Église et présidées, dans une plus ou moins large mesure, par le clergé. À ces cérémonies tribales vinrent s’ajouter des éléments dérivés de l’Ancien Testament, surtout l’onction des rois, tout comme Saul et David reçurent l’onction du prophète Samuel, une tradition qui avait été retenue dans les onctions des rites sacramentaux.

Il faut là encore considérer tout ceci du point de vue des concernés à l’époque. D’après son biographe, (Adamnan The Life of St Columba) saint Colomban d’Iona conféra l’onction au roi des Écossais. Cela signifie qu’il fut convoqué à prendre part à telle cérémonie traditionnelle pour y contribuer son approbation et sa bénédiction. Il le fit dans les formes appropriées dont les indications se trouvaient dans l’Ancien Testament, et dont les équivalents se retrouvaient dans nombre de rites liturgiques déjà bien établis à son époque. Il ne se bornait pas au respect de la tradition : c’est bel et bien d’obéissance qu’il faisait preuve.

Une autre raison pour laquelle on ne peut pas accuser saint Columban d’innovation liturgique, c’est que ce à quoi il participait n’était liturgique que dans un sens très atténué. Il ne faisait que conférer sa bénédiction d’une façon qui semblait convenir à l’occasion. Ce n’est qu’fil des siècles que les pratiques attachées au couronnement des monarques finirent par être considérées normatives et furent énoncées dans des livres liturgiques, comme je l’ai expliqué précédemment.


Q – Le traditionnel liturgique rejoint en somme le traditionnel social, politique, etc.

C’est certain. En effet, si l’on veut entrer dans la mentalité de nos prédécesseurs dans la foi prémodernes, il faut se défaire de nos distinctions bien tranchées entre ce qui est strictement liturgique et ce qui ne l’est pas. Une catégorisation des rites moins distincte rend plus aisé de comprendre comment ce qui paraît clairement être un événement non-liturgique, telle la proclamation d’un nouveau roi, ou encore une cérémonie de mariage médiévale, peut à terme passer à un rite liturgique tenu à l’Église sous les auspices du clergé. On a assisté à quelque chose d’analogue au siècle dernier – c’est Jungmann qui le fait remarquer – avec les prières léonines, qui en sont venues à sembler prolonger la messe basse, quoique les liturgistes modernes ne manqueront pas d’insister sur le fait que celles-ci ne constituent qu’un appendice paraliturgique à la messe proprement dite.


Q – Et le changement par emprunt ?

Il y a en effet les cas où une tradition liturgique fait des emprunts à une autre tradition. Ceci se produit pour plus d’une raison.

Au Ixe naissant, l’Église franque sous Charlemagne adopta, en grande partie, le rit de Rome car l’on considérait que des erreurs avaient corrompu les livres francs. Au siècle suivant, la liturgie de Rome reçut une dose de matériaux non romains d’une source extérieure car, cette fois-ci, c’étaient eux qui, pensait-on, avait besoin d’être corrigés.

On pouvait justifier l’emprunt de cérémonies et de textes précis non seulement par les carences de ses propres livres mais aussi par l’excellence et le prestige de ce que l’on empruntait. Jungmann nous dit que la liturgie romaine adopta le kyrie des rites orientaux au Ve siècle. Les quatre séquences qui s’acheminèrent, à partir de sources gallicanes, dans le rite romain le firent pour ainsi dire sur leurs mérites. Ou encore, une tradition peut s’emprunter à elle-même : ainsi le gloria, qui à l’origine était propre à la noël, s’est étendu à d’autres parties du calendrier de l’Église.

Naturellement, les cas d’emprunt les plus radicaux arrivent quand celui qui emprunte part d’une ardoise vierge – ce qui est rarissime. Un bon exemple serait celui de saint Augustin de Cantorbéry, qui eut à décider des formes à employer dans la terre de mission qu’était l’Angleterre de la fin du VIe siècle. Le conseil, très connu, que lui donna saint Grégoire le Grand consistait à recueillir le meilleur de ce qu’il avait pu voir (cité in Alcuin Reid The Organic Development of the Liturgy (Ignatius Press, 2005) pp20s.). En l’espèce, il ne lui conseillait pas de composer une toute nouvelle liturgie, mais d’en emprunter une aux meilleures sources disponibles.


Q – De même dans les emprunts entre les liturgies franques et romaines.

Tout à fait. Ainsi la trajectoire du sacramentaire Hadrianum depuis Rome à la cour de Charlemagne, et le voyage qui fit, plus tard, le Pontifical Romano-Germanique de Metz à Rome, furent d’une grande importance historique dans le développement de la liturgie, mais jamais ne furent conçus comme instruments de changement en tant que tel par leurs contemporains. Ceux-ci demeuraient aussi fidèles que possible à la tradition : à leur tradition locale propre, si possible, ou à défaut à la tradition la plus ancienne et la plus prestigieuse qu’ils eussent à portée de main.

Mais quid des emprunts plus modestes ? Peut-on affirmer que d’ajouter le gloria de noël aux autres dimanches, la séquence gallicane de la Fête-Dieu au missel romain, ou encore la fête orientale de la Transfiguration au calendrier romain, constituent autant d’indications d’une attitude liturgique relâchée par rapport au changement ? L’adoption d’une coutume du diocèse voisin, voire d’une tradition lointaine mais prestigieuse, peut parfois s’avérer destructive de la tradition locale, et pour cette raison ce genre d’adoption fut parfois l’objet d’une résistance féroce : c’est le cas des essais d’imposition du rite romain à Milan. Ce qui nous importe c’est que la compétition entre coutumes locales – quand une coutume, ou certains de ses aspects, prend le dessus par rapport à une autre – est déterminée en fonction de catégories internes au concept de la tradition : l’antiquité des traditions en question, le prestige des diocèses auxquels elles sont attachées, la beauté, la piété, et l’adéquation d’un rite ou d’un texte, et ainsi de suite. L’historien de la liturgie n’est pas en droit de montrer ces développements du doigt pour démontrer que les Catholiques du passé ne respectaient pas la tradition.


Q – Il vous reste à parler du changement par abréviation ?

Un autre type de développement liturgique est en effet motivé par une pénurie de temps, de place, de chanteurs, enfin de ministres sacrés. Un bon exemple de ce phénomène, c’est l’apparition au Ixe siècle de la messe basse ; l’apparition de la missa cantata est un développement parallèle à l’époque moderne. Le premier moteur de la messe basse semble avoir été de permettre aux prêtres en communauté religieuse de dire la messe tous les jours. La portée de ce développement est considérable, puisque ce qui avait débuté comme une adaptation à un besoin précis en est venu à former, plus tard, un aspect majeur, voire dominant, de l’expérience liturgique d’une grande proportion des Catholiques.

Ce type de développement liturgique présente-t-il un contrexemple à mon affirmation que ceux qui ont transmis la tradition liturgique ressentaient une forte obligation de ne pas la changer ? La réponse, c’est « non ». 


Q – Vous voulez dire qu’en abrégeant de la sorte, on ne cherche pas à trafiquer le donné cultuel ?

Songez aux prêtres qui célébraient la messe en prison, pendant les persécutions nazie ou communiste, avec un dé à coudre comme calice, un raisin sec trempé dans de l’eau comme vin, sans servant de messe, les textes récités de mémoire, etc. Ils étaient bien obligés de laisser de côté certains aspects de la liturgie. En un certain sens, on pourrait dire d’eux qu’ils étaient des innovateurs liturgiques, mais dans le sens qui importe, ils n’étaient bien sûr rien de la sorte, car ils n’avaient pas l’intention de transmettre leurs innovations à la génération suivante. Pour dire les choses autrement, si l’on conçoit la tradition liturgique comme s’étendant sur les générations, ils ne la trafiquaient pas, car ils n’y laissaient pas leur marque. En fait, ils étaient aussi fidèles à la tradition que possible dans la mesure de leurs circonstances.


Q – Et la messe basse n’a pas aboli la messe chantée.

Bien sûr. La messe basse fut transmise et demeure encore aujourd’hui, un millénaire plus tard. Mais jamais il ne fut question qu’elle remplaçât la messe solennelle, ce qu’elle n’a d’ailleurs pas fait. La messe basse représente la fidélité maximale à la tradition s’il y a vingt messes à dire avant le petit-déjeuner dans les chapelles minuscules d’un monastère tout en préservant la célébration pleine et entière de la messe solennelle au quotidien. Ainsi, ceux qui développèrent la messe basse pouvaient dire que la tradition liturgique dans son ensemble n’était pas compromise par l’introduction de la messe basse.

Au contraire, l’on pourrait soutenir que l’apparition de la messe basse apporta la tradition liturgique dans des situations où elle n’aurait pas pu aller autrement : dans ces chapelles latérales, par exemple, et comme l’histoire devait le montrer, dans les missions, les champs de bataille et les prisons. Il ne s’agit pas tant d’un changement à la tradition, que d’un nouveau produit de la tradition.


Q – Ne peut-on pas dire que les Orientaux sont restés plus fidèles à la messe antique, en son état solennel ?

Oui et non. On peut très bien soutenir que les gardiens des rites Orientaux avaient plus grande raison d’insister que la messe ne se célébrât qu’avec solennité. La question n’est pas tranchée : est-ce que la fidélité à la tradition exige la plénitude des cérémonies, ou bien permet-elle leur abréviation sous certaines conditions ? En tant que catholique de rite latin, je ne dirai que ceci : je comprends et j’apprécie la force de l’argument, non pas de jeter par la fenêtre, au motif de la commodité, de vénérables rites, mais de les préserver sous forme vestigiale en cas de nécessité.

Car c’est ainsi que les créateurs de la messe basse se mirent à l’ouvrage. Les cérémonies qui, dans certaines conditions, de pouvaient pas être célébrées au complet furent retenues en forme symbolique, comprimée, qui retient toute la valeur symbolique du rite initial, plus long. Un bon exemple serait le servant qui porte le missel du sud au nord de l’autel, ce qui revient à une forme comprimée de la procession de l’Évangile avec flambeaux et encens à la messe solennelle. Un autre exemple : de ranger la patène sous le corporal, c’est un peu le parent pauvre du sous-diacre qui voile la patène sous le voile huméral (j’emprunte cet exemple au docteur Peter Kwasniewski).

Ce processus est également visible dans d’autres développements par abréviation : les quelques lignes du Psaume 25, Lavabo inter innocentes etc., ont remplacé le psaume dans son entièreté tel qu’il était récité autrefois. C’est là un des aspects qui donnent à la « messe de toujours », telle qu’elle est célébrée aujourd’hui son immense richesse : la densité de ses références symboliques et textuelles.

Ces liturgistes qui cherchent à soutenir que les catholiques prémodernes ne faisaient pas grand cas de l’innovation liturgique feront appel à d’autres exemples qu’il faudra examiner au cas par cas ; mais ce n’est pas ici que je pourrai répondre à tous les arguments possibles. D’ailleurs, je n’en ai pas les qualifications.


Q – Mais, la liturgie à ses origines devait avoir un grand degré de liberté de changement et d’adaptation. La création initiale de la liturgie latine elle-même, nous dira l’objecteur, est assurément un exemple de bouleversement de la tradition ?

Pour répondre à cette objection je ferai deux observations :


- La première, c’est que à supposer que ce soit vrai, les catholiques des premiers siècles ne se trouvaient pas dans les mêmes circonstances que ceux du VIIIe siècle et suivants. Comme je le faisais remarquer en passant, l’antiquité d’une tradition est l’un des facteurs-clefs dans la détermination du respect qui lui est dû. D’ailleurs – pour faire une remarque connexe – il est notable que la vigueur de cette idée que la liturgie latine aurait représenté une rupture de la tradition est largement dissipée dès que l’on se rend compte que les textes liturgiques latins primitifs ne semblent pas avoir été autant de traductions de textes grecs encore plus anciens, mais au contraire semblent être aussi anciens, si ce n’est plus anciens encore, que les textes liturgiques grecs qui sont parvenus jusqu’à nous.

- Ma deuxième remarque, c’est que nous en savons très peu sur la manière dont ces tout premiers développements eurent lieu. Selon le mot mémorable de Jungmann, « Les débuts de la messe latine à Rome sont enveloppés dans une obscurité presque totale » (Jungmann vol I p 49, dans la version anglaise). Toute spéculation sur les attitudes de ceux qui, comme saint Gélase ou d’autres de cette époque (Cf. Jungmann Vol I p 58 : « La structure de la messe romaine… a donc dû avoir été essentiellement déterminée avant l’orée du Ve siècle »), participèrent vraisemblablement à ce développement de la liturgie latine, ne peut en aucun cas servir de base à un argument sérieux.


Q – Finalement, que peut-on dire de l’attitude des chrétiens de Rome dans l’Antiquité vis-à-vis de la tradition ?

Il faut bien garder à l’esprit que tout comme leurs successeurs qui développeront les cérémonies de couronnement évoquées plus haut, ils avaient à portée de main tout une gamme de ressources traditionnelles, dont la liturgie du Temple et celle de la Synagogue, la Cène, et les cérémonies civiles et religieuses de leurs propres sociétés.

Saint Basile le Grand met en relief encore une autre source : nous ne sommes pas limités par ce que rapportent l’Apôtre ou l’Évangile ; tant avant qu’après, nous proférons des paroles qui sont d’une grande importance pour le mystère, des paroles qui nous viennent de l’enseignement non-écrit (Basile de Césarée, De Spiritu Sancto, 27, 66: PG 32, 188).


Q – La civilisation romaine n’était-elle pas la plus traditionnelle qui soit ? 

Plus généralement, la société méditerranéenne était un creuset de traditions et d’influence culturelles, et en même temps une société profondément traditionnelle où le présent se justifiait par le passé, et où l’on considérait que des rituels complexes, archaïques, et en partie incompréhensibles conféraient la faveur divine, la légitimité, le prestige. Le christianisme a surgi d’une des sociétés les plus traditionnelles de ce monde, le judaïsme, et l’Église d’occident s’est installé dans une autre des sociétés les plus traditionnelles de ce monde, la Rome ancienne. Il y a, il est vrai, une vaste différence entre ces deux cultures, mais elles partageaient une révérence pour la tradition sans commune mesure avec ce que peuvent comprendre bien des gens d’aujourd’hui. Pour exemple je recommande à ceux qui m’écoutent la cérémonie de mariage romaine de l’aristocratie, qui a survécu dans toute son obscurité archaïque. 

Cette idée qu’entre la culture religieuse du Lévitique dans la Jérusalem du Temple d’Hérode et la culture religieuse des Fastes d’Ovide dans la Rome des Césars, les premiers Chrétiens aient trouvé le moyen de s’affranchir de l’emprise de la tradition et de jouir d’une interlude pour vivre au rythme de conceptions de liberté personnelle, de spontanéité et d’autodétermination issues des Lumières manque, au bas mot, de plausibilité.

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