Notre lettre 1066 publiée le 16 juillet 2024
TRADITIONIS CUSTODES
DANS LA SUITE DE SACROSANCTUM CONCILIUM
UNE NOUVELLE LEX ORANDI
POUR UNE NOUVELLE LEX CREDENDI
DE L'URGENCE D'OUVRIR ENFIN UN VRAI DÉBAT SUR LE CONCILE DE VATICAN II
PAR LE PROFESSEUR PAOLO PASQUALUCCI
Paolo Pasqualucci est philosophe du droit et des idées politiques. Il a été Professeur de la faculté de droit de l'Université de Pérouse. Il a enseigné aussi dans les universités de Rome, de Naples, de Teramo, sur l’histoire des doctrines politiques.
Il a écrit des livres marquants en trois domaines :
- En philosophie du droit : Rousseau e Kant (deux volumes, Guiffré, 1974 et 1976), Commento al Levienthan. La filosofia del diritto e dello Stato di Thomas Hobbes (Margiacchi, 1994). Commentaire du Léviathan. La philosophie du droit et de l’État de Thomas Hobbes ;
- En métaphysique : Introduzione alla metafisica dell'uno [ntroduction à la métaphysique de l’un](Antonio Pellicani, 1996), I Metafisica del Soggetto. Cinque tesi preliminari (Métaphysique du sujet. Cinq thèses préliminaires.. ] (Fondazione G. Capograssi, Rome 2010 et 2013) ;
- En théologie et philosophie de la religion, en se concentrant sur l’analyse critique du concile Vatican II, du point de vue de la tradition de l’Église :
Par plusieurs livres : Giovanni XXIII e il Concilio Ecumenico Vaticano II (Ichthys, 2008), Jean XXIII et le concile oecuménique Vatican II, L’ambigua cristologia della redenzione universale. Analisi di Gaudium et Spes (Ichthys, 2009), La christologie ambiguë de la rédemption universelle. Analyse de Gaudium et spes, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II [Le Concile parallèle. Le commencement irrégulier de Vatican II ](Fede e Cultura, 2014) ;
Lors d' interventions dans des colloques : « Pour une critique de l’herméneutique du point de vue philosophique » (8ème congrès théologique du Courrier de Rome – Si Si No No, sur le thème « l’Église aujourd’hui : continuité ou rupture ? », 2009) ;
Mais aussi dans de nombreux articles : « Pour la recherche des erreurs de Vatican II » (Le Sel de la Terre, n° 43 Hiver 2002-2003), « L’hérésie luthérienne du Pape François » (La Porte Latine, 29 octobre 2017), « Jean XXIII et le millénarisme » (Catholica, 1er janvier 2009).
Voilà pourquoi il nous est apparu pertinent de solliciter les avis de cet éminent spécialiste, fin connaisseur de la situation actuelle de l'Eglise.
La hiérarchie catholique actuelle, à commencer par le Pape, se réfère souvent au Concile Vatican II (1962-1965) comme fondement des « réformes » qu'elle continue de mener dans la constitution de l'Église (avec la synodalité), dans la doctrine ( avec la Déclaration œcuménique d'Abou Dhabi), dans la morale chrétienne (avec des concessions sans précédent - liturgiques et autres - aux couples irréguliers de tous types) et pour justifier sa lutte constante contre l’ancien rite de la messe, également appelée « messe traditionnelle », dont elle souhaite évidemment la disparition totale, tant les restrictions et les interdictions appliquées désormais à sa célébration sont nombreuses.
En fait, la mainmise du pape François sur cette sainte messe, avec le motu proprio Traditionis custodes du 16 juillet 2021, se justifie en invoquant « les décrets du Concile » : « Les livres liturgiques promulgués par les saints papes Paul VI et Jean Paul II, conformément aux décrets du Concile Vatican II, sont la seule expression de la lex orandi du rite romain » (TC art. 1).
Comme il l'expliquait dans un entretien publié le 24 février 2022 dans l'hebdomadaire catholique anglais The Tablet (repris par Jeanne Smits sur son blog le 26 février 2022, Le blog de Jeanne Smits : Mgr Arthur Roche sur “Traditionis custodes” : un nouvel entretien où se confirme le changement de la “lex credendi”), le Cardinal Roche, Préfet du Dicastère du Culte divin, disait que le motu proprio Traditionis custodes avait pour but de mettre en œuvre la constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium sur la liturgie.
L'intention du Pape était donc d’« apporter l'unité » à l'Église, en mettant fin à l'idée selon laquelle il n’existerait pas deux Églises différentes avec deux liturgies différentes. Il n’y avait pas deux formes différentes (« ordinaire » et « extraordinaire ») d'un même rite, selon la thèse élaborée par Benoît XVI, mais deux rites différents émanant de deux Églises différentes, c'est-à-dire de deux rites exprimant deux différentes leges credendi.
Cette intention rendait donc leur coexistence impossible. Mais nous devons nous demander comment avons-nous pu arriver à une telle situation ? Une situation qui implique l'interdiction l'ancien rite romain de la messe, qui fut célébrée pendant de nombreux siècles par les Papes comme un rite dont le canon, selon une opinion pieusement soutenue par eux, remontait aux temps apostoliques, voire au bienheureux Pierre lui-même ? La messe catholique par excellence, expression parfaite de la lex credendi, était désormais interdite précisément en application des réformes promues par un Concile œcuménique de la Sainte Église ?
Une situation pour le moins paradoxale et, à y regarder de plus près, intenable, et qui à elle seule fait déjà comprendre pourquoi le catholicisme se débat dans une crise effrayante depuis le Concile : la base de toute l'opération de réforme liturgique était précisément constituée par le Concile lui-même qui, disait expressément le cardinal Roche, avait créé une nouvelle conception de l'Église et donc une nouvelle lex credendi.
Il fallait donc tirer les conclusions qui s'imposaient en ce qui concerne la lex orandi. Mais quelle était la nouvelle conception de l’Église développée par le Concile ? Comment un Concile œcuménique purement pastoral, comme s’était défini lui-même le concile Vatican II, peut-il créer une nouvelle conception de l'Église, par ailleurs non conforme à la Tradition car expressément « remise à jour » selon la manière de penser du siècle ?
Quelle a donc été, selon le cardinal Roche, la nouvelle manière de concevoir l'Église développée par le Concile ? Il explique que la constitution dogmatique Lumen gentium sur l'Église (qui pourtant ne définit aucun dogme ni ne condamne aucune erreur, et est dite « dogmatique » on ne sait pourquoi), s'est éloignée du modèle de l'Église comme « société parfaite » (concept fondé sur la métaphysique aristotélico-thomiste) pour se rapprocher de la notion scripturaire de l'Église comme « peuple de Dieu » en mouvement. Dans le premier modèle, dit Mgr. Roche, c'était le prêtre qui « représentait les intentions du peuple » et les transmettait à Dieu dans la liturgie. Vatican II a changé cela. « Grâce à la compréhension du sacerdoce de tous les baptisés, ce n'est plus seulement le prêtre seul qui célèbre l'Eucharistie, mais tous les baptisés qui célèbrent avec lui. »
Jeanne Smit commente : « C'est donc la conception du sacerdoce et du sacrifice eucharistique qui est en discussion dans la perspective de Traditionis custodes, et la volonté première n'est pas de mettre en évidence une « continuité » de Vatican II par rapport à la tradition de l’Église, mais ce que Vatican II a « changé ». La question est donc doctrinale. Le rejet du modèle de « société parfaite » pour l'Église, modèle défini dans le passé par d'éminents canonistes comme, par exemple, le cardinal Alfredo Ottaviani, préfet du Saint-Office jusqu'au Concile inclus, implique le renoncement à concevoir l'Église comme structurée hiérarchiquement et organiquement, selon des normes juridiques et sur la base de valeurs bien définies, d'origine surnaturelle. Cette Église devenant plutôt une entité (une « communion », une « synodalité », « un peuple [de Dieu] ») fluide et indéfinissable, en changement continu, donc ouvert à toutes les transformations et hybridations, ce que démontre abondamment l'expérience postconciliaire ratée, qui dure maintenant depuis plus de soixante ans, avec une Eglise « visible » désormais au seuil de l'extinction sociale dans de nombreux pays en raison non seulement du tarissement des vocations mais aussi du désintérêt des fidèles pour elle et pour sa nouvelle liturgie.
Voilà pourquoi la mise en œuvre d’un débat ouvert et d’un bilan objectif du Concile Vatican II s’avère urgent et indispensable pour que tous y voit plus clair et que cesse tous ces enfumages.
En tant que baptisés, les membres du « peuple de Dieu » (c'est-à-dire les fidèles en tant que membres du Corps mystique du Christ) sont également prêtres, mais dans un sens tout à fait spirituel, comme le précise Pie XII dans l'encyclique Mediator Dei du 20 novembre. 1947, consacrée à la liturgie. En revanche, le Concile les exalte comme un « peuple de Dieu » doté de pouvoirs sacerdotaux effectifs, modifiant le sens de la célèbre louange de saint Pierre aux chrétiens devenus « peuple de Dieu » et « sacerdoce royal », à la place des Juifs qui nient le Messie et sont donc indignes de leurs titres d’honneur (1 P 2, 5 ; 9-10). De cette glorification symbolique, le cardinal Roche tirait la conséquence indue que les baptisés, en tant que « prêtres », participaient à la célébration eucharistique simpliciter, « concélébrant » avec l'officiant, et non plus dans une position subordonnée, « en désir », in voto, seulement et diversa ratione, sous une qualité différente, comme Pie XII l’avait précisé dans Mediator Dei.
Les propos du cardinal Roche sont sans nuances : les baptisés célèbrent au même titre que les prêtres. Et cette novation, d’une portée doctrinale énorme et subversive, a été introduite par Vatican II, nous assurent les plus hautes autorités ecclésiastiques, nous fournissant ainsi l’interprétation authentique du Concile sur ce sujet vital et délicat.
Mais où le Concile dit-il que « tous les baptisés célèbrent avec lui », avec l'officiant ? Il le dit dans les articles 10 et 11 de Lumen gentium et d'une manière plus claire encore dans l'art. 48 de Sacrosanctum Concilium, la constitution sur la liturgie, citant avec une modification significative le passage de Mediator Dei. SC 48 dit ainsi : « ...offrant la victime sans tache, non seulement entre les mains du prêtre, mais qu'avec lui, ils apprennent à s'offrir, etc. [sed etiam una cum ipso offerentes] ». Mediator Dei disait en fait : « ...ils offrent le sacrifice non seulement par les mains du prêtre mais, d'une certaine manière, aussi avec lui [sed etiam una cum quodammodo Sacrificium offerunt] etc. » Le passage semble identique mais en supprimant l'adverbe « d'une certaine manière », il change de sens. En effet, selon la doctrine habituelle, l'offrande eucharistique des fidèles peut avoir lieu una cum, « ensemble » avec celle du prêtre mais seulement « d'une certaine manière » ensemble, car eux, n'étant pas prêtres et n'ayant donc pas le pouvoir de consacrer les saintes espèces, ils n'offrent que « en désir », in voto, spirituellement et symboliquement - ils offrent leurs vœux d'expiation, d'impétration, d'action de grâce, de louange. L'adverbe « d'une certaine manière » (quodammodo) a d’ailleurs été expliqué plus loin dans Mediator Dei, qui illustre précisément dans quel sens précis l'offrande des fidèles ne doit être comprise que comme « sous forme de vœu ». Au lieu de cela, le Concile a abandonné, outre l'adverbe, toutes les explications très claires de Pie XII sur le caractère purement spirituel et non sacramentel de l'offrande eucharistique des fidèles.
La variation doctrinale avait déjà pénétré le magistère officiel de l'Église avant la fin du Concile. Quelques mois avant sa fermeture, Paul VI, confronté à un désordre liturgique général croissant et aux interprétations hérétiques du sens de la transsubstantiation qui commençaient à circuler (le célèbre théologien belge Edward Schillebeecks, adepte de la phénoménologie, ne tarit pas d'éloges sur la « transsignification », réduisant le changement à un changement de sens), il dut promulguer l'encyclique Mysterium fidei, du 3 septembre 1965, consacrée à la doctrine et au culte de la Sainte Eucharistie. Dans l'incipit de celle-ci, il écrit : « En effet, les Pères du Concile [Vatican II], s'occupant de la restauration de la Sainte Liturgie [de instauranda Sacra Liturgia agentes], dans leur souci de l'Église universelle, n’avaient rien de plus à cœur que d'exhorter les fidèles à participer activement, avec une foi totale et une piété suprême, à la célébration de ce Sacro-saint Mystère, en l'offrant avec le prêtre [una cum sacerdote offerrent] en sacrifice à Dieu pour leur propre salut et que du monde entier et s'en nourrir comme nourriture spirituelle » (Paul VI, Mysterium fidei, Vatican.va, p. 1/23).
Grâce au Concile, ce qui était pour Mediator Dei de Pie XII une « erreur spécieuse », était devenue de manière incroyable une doctrine officielle de l'Église : une fausse doctrine réitérée aujourd'hui par le cardinal Roche, qui prétend penser et agir à l'unisson avec le pape François.