Notre lettre 260 publiée le 10 décembre 2010
LE RITE EXTRAORDINAIRE EN PAROISSE ORDINAIRE : RENCONTRE AVEC LES CHANOINES DE CANTIUS
Du 8 au 11 septembre 2010, Fatima a accueilli un séminaire destiné à promouvoir la découverte et la célébration de la forme extraordinaire du rite romain au Portugal.Les organisateurs de ce premier rendez-vous dédié à la liturgie traditionnelle au Portugal depuis le motu proprio Summorum Pontificum sont les Chanoines Réguliers de Saint-Jean-de-Kenty (SJC pour Société de “Saint John Cantius”, le nom anglais de ce saint polonais), une société – pour l’instant une « association » – à but religieux fondée en 1998 dans le diocèse de Chicago.
Titulaires de deux paroisses dans l'Illinois, les Chanoines de Saint-Jean-de-Kenty ont pour devise “Instaurare Sacra” (Restaurer le Sacré ou, littéralement, les choses sacrées). Célébrant aussi bien l'une que l'autre forme du rite romain, ils portent une attention particulière à la liturgie et aux arts sacrés, notamment la musique dont ils sont de grands connaisseurs et promoteurs.
Nous avons rencontré leur fondateur et supérieur, le chanoine Frank Phillips – lui-même professeur de musique –, à la veille de l'été, alors qu'il accompagnait quelques-uns de ses fidèles en pèlerinage à Rome.
Source : http://churchartphotography.wordpress.com/
I – L'ENTRETIEN
1) M. le Chanoine, pouvez-vous présenter votre institut aux lecteurs de la Lettre de Paix Liturgique ?
Chn. Phillips : Au cœur de notre mission, il y a la conviction que l'Église nous enseigne par les sens : plus nos sens sont éduqués, plus nous grandissons dans la Foi.
Sur les pierres d'angle des églises, jadis il était inscrit “Maison de Dieu et Porte du Ciel”. “Maison de Dieu et Porte du Ciel”, c'est ce qu'est l'Église elle-même - comme institution divine confiée aux hommes - et ce à quoi toutes les églises - comme lieux du culte - devraient nous conduire en sublimant nos sens : la vue, par la beauté des lieux ; l'odorat, par les parfums d'encens ; l'ouïe, par les accords de l'orgue ; le toucher, par le contact du bois des bancs et des agenouilloirs patinés par les générations de fidèles qui nous ont précédés ; et, enfin, le goût, par la réception de la Sainte Hostie, de Jésus-Christ qui nous honore de Sa présence.
Voilà le sens de notre devise publique “Instaurare Sacra” que nous complétons par une devise interne : “Only the best for the Altar” (“Seulement le meilleur pour l'Autel”).
Notre mission est éclairée par la figure de saint Jean de Kenty, notre saint patron polonais, prêtre humble et docte du XVème siècle. Notre paroisse principale, fondée par des immigrants polonais à la fin du XIXème siècle, lui est en effet dédiée.
2) Un mot sur vos statuts et vos effectifs ?
Chn. Phillips : Pour l'instant, nous sommes une simple associations de fidèles (1). Je dis “pour l'instant” car une demande de statut de droit diocésain est en effet examinée par notre évêque. Cette reconnaissance, qui nous permettra de répondre favorablement aux évêques qui nous invitent à venir nous implanter dans leur diocèse, est essentielle pour notre développement.
En ce qui concerne nos effectifs, nous sommes 9 prêtres et comptons actuellement 29 séminaristes. Les vocations se manifestent à nous par internet (attrayant et bien conçu, le site des Chanoines de Saint Jean de Kenty est aussi très fréquenté, NDLR) ou par les recommandations d'amis prêtres. Nos séminaristes étudient dans un séminaire du Connecticut (Holy Apostles
Nos prêtres vivent en communauté, selon la règle de saint Augustin. Je dois dire, à ce propos, que j'ai été très touché que la première question qui m'ait été posée à Rome lors de la présentation de notre demande d'élévation au statut de droit diocésain, ait été : “Comment est réglée votre vie de communauté ?” C'est un signe que l'Année sacerdotale porte déjà ses fruits et que l'on ne juge plus un prêtre seulement par son activité mais aussi par son mode de vie.
3) L'essentiel de votre mission se déroule dans le cadre paroissial, quelles en sont les caractéristiques ?
Chn. Phillips : En dehors de notre action en faveur des arts sacrés, l'une de nos particularités est d'encourager au maximum chez nos fidèles les pratiques de la dévotion familiale : nous les encourageons à avoir un oratoire familial autour duquel se rassembler ; nous les invitons à participer, quand c'est possible, à la récitation de l'Office Divin ; nous bénissons les foyers à l'Épiphanie – il s'agit de la “bénédiction de la craie”, une tradition venue d'Allemagne qui consiste à inscrire les initiales des rois mages et l'année en cours à l'entrée de la maison pour placer le foyer sous leur protection ; nous perpétuons la bénédiction du vin le 27 décembre, jour de la fête de saint Jean Évangéliste ; nul de nos fidèles ne trinque sans invoquer saint Jean en mémoire de cet épisode de la vie de l'Apôtre où un serpent sort du calice empoisonné qui lui était destiné mais sur lequel il vient de tracer un signe de croix ; nous consacrons les familles au Sacré Cœur ; etc.
Nous essayons aussi de faire connaître et aimer l'histoire de l'Église, et de Rome en particulier, à nos fidèles comme à nos séminaristes. Cela commence dès le catéchisme des enfants. Pendant le Carême, nous distribuons un livret aux familles avec la liste des stations et une présentation de chacun des saints honorés chaque jour et différentes indications (dont un plan de Rome) pour aider les enfants à mieux s'approprier ce qui est une part de leur histoire. À la Pentecôte, sur le modèle de ce qui se pratique au Panthéon, nous faisons pleuvoir une pluie de pétales de roses à l'intérieur de l'église pour célébrer la descente du Saint-Esprit sous forme de langues de feu sur les Apôtres. Les lectures au cours de nos repas en communauté sont tirées du Martyrologe romain : tout est fait pour nourrir l'amour et la dévotion envers la Sainte Église et renforcer le lien avec le Siège de Pierre.
Enfin, à l'issue de cette belle Année sacerdotale que nous avons vécue grâce au Saint Père, je voudrais souligner aussi notre penchant pour la confession. Suivant l'exemple de Saint Jean-Marie Vianney, dont nous avons honoré les reliques au cours de l'année, nous considérons le confessional comme le lieu de travail naturel de nos prêtres. Chaque dimanche, cinq d'entre eux confessent tout au long de la journée. Il n'est pas rare que dans notre paroisse principale, qui compte 2500 paroissiens, 500 d'entre eux se confessent le même dimanche.
4) “Seulement le meilleur pour l'Autel” avez-vous dit, ce qui traduit parfaitement l'attention que vous portez à la célébration de la liturgie : comment avez-vous donc reçu la publication en 2007 du motu proprio Summorum Pontificum, qui rétablit la liturgie traditionnelle ?
Chn. Phillips : En fait, la célébration de cette liturgie dans notre paroisse de Saint-Jean-de-Kenty est antérieure à la fondation de notre société. Le missel de 1962 y est en effet utilisé depuis le milieu des années 90, à l'invitation du cardinal Bernardin, alors archevêque de Chicago.
Aussi, à la fin des années 90, quand j'ai eu la joie de rencontrer le cardinal Ratzinger pour lui présenter notre paroisse, je n'ai pas manqué de lui préciser que nous célébrions le rite romain aussi bien selon sa forme nouvelle, que traditionnelle. À ma grande confusion, il s'est alors exclamé : “Enfin ! Enfin une communauté qui célèbre les deux liturgies !”
D'une certaine façon, le Motu Proprio n'a pas constitué un tournant pour nous puisque nous avions déjà renoué avec la messe traditionnelle. En revanche, dès que nous avons appris sa publication, le 7 juillet 2007, nous avons décidé de concourir à sa diffusion. Nous nous sommes immédiatement lancés dans la création d'un tutoriel informatique que nous avons pu mettre en ligne en août 2007, soit juste avant son entrée en vigueur le 14 septembre de la même année.
Dans nos deux paroisses nous offrons aussi bien la forme ordinaire qu'extraordinaire, non seulement le dimanche mais aussi en semaine. Le dimanche, dans notre paroisse principale, nous célébrons même aussi bien la messe basse que la messe solennelle selon la forme
extraordinaire.
5) En 2007, un ancien séminariste de la Fraternité Saint Pierre (FSSP) a été ordonné prêtre chez vous par le cardinal George, mais selon la forme ordinaire du rite romain. Cet événement amène deux questions : quelles sont vos relations avec les instituts Ecclesia Dei ? et, sera-t-il possible à l'avenir que vous choisissiez la forme extraordinaire pour vos ordinations ?
Chn. Phillips : En fait, pour éviter toute polémique à l'intérieur de notre communauté, j'ai décidé de n'utiliser que le nouveau rite pour nos ordinations. Cela nous préservera de futures divisions au sein de nos prêtres ou de nos fidèles.
Ce choix nous distingue des instituts Ecclesia Dei, que ce soit la FSSP – dont plusieurs membres étaient présents lors de l'ordination du chanoine Scott Haynes en 2007 – ou l'Institut du Christ-Roi, présent à Chicago et avec lequel nous avons des relations de bon voisinage.
6) Pour Benoît XVI, la célébration des deux formes du rite doit être source d'enrichissement réciproque. Pour les évêques et les curés qui s'y opposent, elle serait source de problèmes et de tensions. Qu'en est-il dans vos paroisses ?
Vous ne serez pas surpris si je vous dis que cette double célébration est pour nous source d'enrichissement, comme l'a voulu le Saint Père. Je prendrai juste un exemple, souvent d'ailleurs cité à charge contre le texte pontifical : le calendrier liturgique.
Pour nous, l'existence de deux calendriers liturgiques distincts n'est pas une difficulté. Au contraire, c'est l'une des joies du Motu Proprio. C'est une grande grâce pour nous comme pour nos fidèles que de pouvoir fêter deux saints chaque jour voire de fêter deux fois le même saint dans une même année ! Ainsi fêtons-nous notre patron, Saint Jean de Kenty, aussi bien le 20 octobre (selon le calendrier traditionnel) que le 24 décembre (selon le calendrier ordinaire). Deux jours en compagnie d'un même saint, notre vie paroissiale n'en est que plus riche !
7) Enfin, pouvez-vous nous raconter comment une simple association de fidèles de Chicago a pu se retrouver à organiser une rencontre de découverte de la forme extraordinaire à Fatima ?
Nous étions en pèlerinage à Fatima l'an dernier (nous y emmenons régulièrement nos novices avant qu'ils ne prononcent leurs vœux) quand un jeune homme est venu nous trouver en nous demandant si nous étions bien les Chanoines de Kenty.
Au cours de la discussion que nous avons eue avec lui, il nous a décrit la situation du Portugal et de l'Espagne voisine et les réticences qui bloquaient dans ces pays tout développement de la forme extraordinaire, celle-ci n'étant tout simplement pas proposée aux fidèles, en tout cas au Portugal.
Lecteur assidu de notre site internet, il savait que nous avions déjà organisé des journées de présentation et de découverte de la forme extraordinaire et nous a demandé d'organiser quelque chose du même genre à Fatima lors de notre pèlerinage suivant, nous assurant pouvoir rassembler suffisamment de personnes intéressées, laïcs et ecclésiastiques, pour rendre cette initiative raisonnable.
Nous avons tout d'abord demandé l'approbation de notre archevêque, puis écrit à l'évêque de Leiria et au recteur du sanctuaire de Fatima pour leur soumettre l'idée et leur demander leur accord. L'histoire aurait pu s'arrêter là, par la réception d'une ou deux lettres de refus comme certains le craignaient. Mais la Providence veillait et aussi bien le recteur que l'évêque nous ont répondu favorablement.
(1) En droit canonique, toute association est dite « association de fidèles », même si elle ne comprend que des clercs : « association de fidèles cléricale ».
II - LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
1) Les Chanoines de Kenty forment une communauté très représentative du nouveau mouvement liturgique voulu et encouragé par Benoît XVI. Avec 9 prêtres et 29 séminaristes, cette petite (pour l'instant) communauté n'a rien à envier à bon nombre de diocèses - notamment français - où le nombre de jeunes prêtres en activité n'est guère plus élevé et où il n'y a plus ou quasiment plus de séminaristes. En ce sens, ce qui se passe dans cette communauté en plein essor ne confine pas à l'anecdote mais est bien révélateur d'un mouvement global beaucoup plus profond dans l'Église.
Ils savent ce qu'ils veulent, se sentent profondément romains et attirent les vocations. Ils sont, parmi le clergé régulier, le pendant des Bénédictins de Nursie (voir la lettre de Paix Liturgique n° 186), célébrant au quotidien “in utroque usu” (dans les deux formes de l'unique rite romain). D'un rapport qu'ils ont établi sur leur activité au cours des trois premières années d'existence du Motu Proprio Summorum Pontificum, il ressort qu'ils ont animé 31 stages de formation à la forme extraordinaire, touchant près de 700 prêtres, diacres et séminaristes, essentiellement aux États-Unis.
2) Lors de la dernière assemblée générale de la Conférence épiscopale des États-Unis, en novembre, les Chanoines de Saint-Jean-de-Kenty ont diffusé du matériel visant à la formation des évêques eux-mêmes à la célébration des cérémonies pontificales selon la forme extraordinaire du rite romain. Les chanoines ont notamment pu remettre à chaque
évêque un DVD de la messe pontificale au Trône célébrée en avril dernier à la Basilique de l'Immaculée Conception de Washington.
Sur le stand dont ils disposaient, ils ont diffusé à plusieurs reprises sur grand écran un DVD sur la liturgie pontificale selon la forme extraordinaire, suscitant l'intérêt de nombreux évêques.
L'attention des prélats a en particulier été retenue par un documentaire sur le rite de la Confirmation selon le Pontificale Romanum de 1962. Plusieurs évêques ont en outre indiqué aux chanoines leur désir de célébrer la forme extraordinaire pour leurs fidèles diocésains mais ne pas savoir par où commencer.
3) Pour confirmation de l'esprit qui anime les Chanoines de Kenty, voici ce que le chanoine Haynes, l'ancien séminariste de la FSSP cité ci-dessus, a déclaré sur la radio portugaise Renascença au moment des journées de Fatima . “Le Saint Père a dit que le motu proprio est pour tous les fidèles. (...) Aux ÉU, beaucoup se convertissent grâce à leur intérêt pour la liturgie traditionnelle. Il y a aussi beaucoup de jeunes, baptisés et parfois même confirmés mais qui ne pratiquent pas, qui trouvent en elle le chemin qui les ramène à la foi, à la messe, à la confession et à la pratique catholique. L'Église se renouvelle par cette messe.”
4) Le passage du chanoine Haynes au micro de la plus grande radio catholique du Portugal illustre bien l'intérêt suscité par la forme extraordinaire au pays de Fatima. Un intérêt d'autant plus grand que, comme l'a révélé le sondage Harris Interactive réalisé au Portugal pour Paix Liturgique en mai 2010, 3 catholiques portugais sur 4 ignoraient jusque là l'existence du Motu Proprio Summorum Pontificum.
Même si l'assistance était réduite, les journées de découverte de la forme extraordinaire organisées par les Chanoines de Kenty à Fatima ont constitué un temps fort pour les fidèles portugais désireux de découvrir la “nouvelle messe” de Benoît XVI. Pour la première fois depuis la réforme conciliaire, la liturgie traditionnelle a pu être célébrée sur le maître-autel de la basilique du sanctuaire marial.
5) Pour l'instant, seule la liturgie ordinaire est utilisée pour les ordinations chez les Chanoines de Kenty. Le chanoine Phillips l'explique par la volonté d'éviter toute “polémique” au sein de la communauté, ce qui en dit long sur le travail de réconciliation qu'il reste à faire dans l'Église. À ce propos, il convient de souligner que les Chanoines de Kenty forment une communauté qui, venant du nouveau rite, a élargi son champ liturgique aux richesses de la forme extraordinaire. Il faut donc replacer dans cette dynamique - allant de l'ordinaire vers l'extraordinaire - le choix de la forme ordinaire pour les ordinations de la société et ne pas y voir une restriction à l'application du Motu Proprio.
6) Fruit de l'apostolat missionnaire des Chanoines de Kenty, le premier groupe de fidèles portugais attachés à la forme extraordinaire de la messe s'est constitué en octobre. Preuve que nul n'est de trop dans les vignes du Seigneur et que l'application du Motu Proprio Summorum Pontificum est bel et bien une affaire universelle.