Notre lettre 297 publiée le 25 août 2011

MGR NEGRI, ÉVÊQUE DE SAINT-MARIN ET DÉFENSEUR RÉSOLU DU MOTU PROPRIO : “LE PAPE FREINÉ PAR DES FORCES CONTRAIRES”

Le 19 juin dernier, Benoît XVI s’est rendu en visite apostolique à Saint-Marin, l’un des plus petits diocèses d’Italie mais aussi l’un des plus petits États d’Europe. La raison de cette visite tient en partie à la personnalité de l'évêque du lieu : Mgr Luigi Negri, l’un des ratzinguériens les plus notables de l’épiscopat italien.

Tout comme son ami Angelo Scola, le Patriarche de Venise qui vient d’être nommé archevêque de Milan, Mgr Negri était un collaborateur très proche de Mgr Luigi Giussani (mort en 2005, peu avant l’élection de Benoît XVI), fondateur du mouvement Communion et Libération et qui a eu un très grand poids dans l’Église italienne à l’époque de Jean-Paul II. Chaque année, les colloques de Rimini, ville proche de Saint-Marin, sur la côte adriatique, organisés par le mouvement, étaient l’occasion d’un rassemblement où se pressaient les majeures personnalités politiques et religieuses italiennes.

C’est en concluant la réunion de 1990 que le cardinal Joseph Ratzinger, 15 ans avant son élection au Siège de Pierre, avait prononcé un discours particulièrement frappant, sur l’Église « toujours à réformer », dans lequel il ne citait pas une seule fois Vatican II, mais traitait de la réforme de l’Église, non pas à continuer, non pas à appliquer, mais de la réforme à faire, et même « à découvrir ». Il y stigmatisait « la réforme inutile » caractérisée par une liturgie refabriquée en permanence par les communautés, et expliquait que « l’essence de la vraie réforme » consisterait en une « ablation » de toutes les scories qui obscurcissent l’image de l’Église, notamment du point de vue du culte.

Si Communion et Libération, mouvement lié à la Démocratie Chrétienne (DC), dont il constituait un courant, a pâti de l’effacement de la DC dans le paysage politique italien à partir des années 90, les prélats qui en soutenaient l'action, voire en sont directement issus, sont restés un pôle incontournable de l’épiscopat italien. Citons le cardinal Giacomo Biffi, 83 ans, archevêque émérite de Bologne ; le cardinal Angelo Scola, désormais archevêque de Milan, l'un des candidats à la papauté les plus crédibles selon les vaticanistes ; le cardinal Carlo Caffarra, moraliste éminent, archevêque de Bologne ; et... Mgr Lugi Negri, évêque de Saint-Marin-Montefeltro, intellectuel de qualité, d’une profonde spiritualité sacerdotale, normalement destiné à la pourpre romaine. Des hommes qui, depuis le motu proprio Summorum Pontificum, ont en outre affiché leur soutien à la célébration de la forme extraordinaire du rite romain.

C’est à ce dernier titre que la messe de Benoît XVI à Saint-Marin, le 19 juin, était très attendue. Célébrée dans un stade en plein air, cette cérémonie a constitué le temps fort du déplacement pontifical. Non seulement le grand soin apporté à la préparation et à la célébration de la liturgie - comme toujours depuis que Mgr Guido Marini veille aux célébrations pontificales -, mais aussi le grand recueillement de la foule, ont frappé les observateurs.

Pour la première fois depuis bien longtemps, la quasi totalité des fidèles assistant à une messe papale ont communié sur les lèvres et même souvent à genoux, répondant volontiers au rappel fait par haut-parleurs des normes liturgiques en vigueur pour la communion : « Les fidèles qui, s’étant confessés, sont actuellement en état de grâce et peuvent donc, eux seuls, recevoir le Très Saint Corps de Notre Seigneur, se dirigeront vers le prêtre le plus proche d’eux. La Communion, selon les dispositions universelles en vigueur, sera distribuée seulement et exclusivement sur les lèvres, afin d’éviter les profanations mais encore plus de nous éduquer à une toujours plus grande et plus haute considération du Saint Mystère de la Présence de Notre Seigneur Jésus Christ. » C’est si simple que l’on se demande pourquoi cette catéchèse eucharistique n’est pas faite à chaque messe du Pape...

Tout simplement parce que l’organisation d’une cérémonie pontificale hors de Rome repose autant sur le savoir-faire des cérémoniaires pontificaux que sur la coopération des équipes liturgiques du diocèse. Or, en ce qui concerne Saint-Marin, Benoît XVI était incontestablement en terre amie. En effet, et c’est sans doute ce qui explique l’attention particulière que le Pape a eu pour ce diocèse, c’est tout au long de l’année que Mgr Luigi Negri s’efforce de mettre ses pieds dans ceux du successeur de Pierre. En témoigne sa présence en ouverture du colloque sur “Vatican II, un concile pastoral”, organisé en décembre dernier à Rome par le séminaire théologique des Franciscains de l’Immaculée (voir lettre PL 223). En témoignent aussi les paroles qu’il a tenu dans l’entretien qui suit, accordé le 15 décembre 2010 à Paolo Facciotto pour le quotidien La Voce di Romagna.


***

Paolo Facciotto : “Dans notre rapport à la liturgie se décide le destin de la foi et de l’Église” écrit Joseph Ratzinger dans le premier volume de ses œuvres complètes, intitulé Théologie de la Liturgie. Le 27 novembre aux 1ères Vêpres du 1er dimanche de l’Avent, le Pape a en outre défini la liturgie comme “le lieu où nous vivons la vérité et où la vérité vit avec nous”. Excellence, pourquoi insister autant sur la liturgie alors que la caractéristique dominante de ce pontificat est le rapport entre foi et raison ?

Mgr Luigi Negri : La liturgie est la vie du Christ qui se manifeste dans l’Église et implique existentiellement les chrétiens. La liturgie n’est pas seulement un culte que l’homme rend à Dieu, comme dans la plupart des expressions religieuses naturelles. La liturgie est la manifestation à grande échelle de la vie, de la passion, de la mort et de la résurrection du Seigneur qui prend forme dans l’organisme sacramentel. Elle implique les chrétiens de manière substantielle et fondamentale, les rendant partie prenante du Christ et de l’Église à travers les sacrements de l’initiation chrétienne et les accompagne ensuite dans les grands choix et les grandes saisons de leur vie : mariage, ordination. Maintenant, la liturgie défend la factualité du Christ et de l’Église. Pour cette raison, j’ai beaucoup de gratitude envers le professeur De Mattei pour son précieux volume sur l’histoire de Vatican II et les pages qu’il consacre à une lente et inexorable “socialisation” de la liturgie, déjà en marche avant même le concile. Comme si la valeur de la liturgie résidait dans la participation active du “peuple chrétien” à un événement qui venait de fait vidé de sa sacramentalité et finissait par n’être plus qu’une initiative de socialité catholique. Et je crois effectivement que sur la liturgie se joue la vérité de la foi parce, comme l’a mis en évidence Benoît XVI en ouverture de son encyclique Deus caritas est, le christianisme n’est ni une idéologie à caractère religieux ni un projet de nature morale mais la rencontre permanente avec le Christ qui a lieu dans la vie de l’Église et de chaque chrétien.
La liturgie rend le fait du Christ présent dans le flux et le reflux des générations : « Vous ferez cela en mémoire de moi ». Je crois que la défense exacte du dogme dépend de la vérité avec laquelle est vécue la liturgie. En ce sens, l’Église a toujours affirmé : « lex orandi, lex credendi ». La loi de la prière donne naissance à la loi de la croyance et, surtout, la régit de manière adaptée et positive.

Paolo Facciotto : Deux aspects me semblent centraux dans le livre du Pape (1) :
- la prééminence, malheureusement vérifiée, d’une vision de la messe comme assemblée, « moment de la vie d’un groupe déterminé ou d’une Église locale », repas, c’est-à-dire la participation comprise comme l’interaction de diverses personnes et qui, selon l’auteur, se transforme parfois en parodie,
- la célébration vers le peuple qui, pour une série d’équivoques et de malentendus, apparaît aujourd’hui « comme le fruit du renouvellement liturgique voulu par le concile » écrit le Pape.
Conséquences, la communauté comme cercle refermé sur elle-même et une cléricalisation jamais vue auparavant où tout converge vers le célébrant.


Mgr Luigi Negri : Je suis heureux que le Pape poursuive une « réforme de la réforme » liturgique du Concile, selon le mot de Don Nicola Bux. Mais je dois dire avec clarté que le Pape a du mal à faire cette « réforme de la réforme » car il est confronté à des forces de résistance, pas forcément passives d’ailleurs.
La réforme liturgique venue après le Concile s’est le plus souvent manifestée par de pseudo-interprétations quand elle n’a pas fait valoir des exceptions comme la norme : il n’y a qu’à penser à la langue de la célébration et à la distribution de la communion dans la main. Il y a eu de vrais coups de force des conférences épiscopales vis-à-vis de Rome. Il y a eu certainement, aussi, une faiblesse des réactions vaticanes, due probablement à des tensions au sein même des structures qui devaient fixer l’interprétation exacte et la mise en œuvre du Concile. Maintenant, en ayant bien à l’esprit ces données avec lesquelles le gouvernement de l’Église doit forcément composer, l’alternative qui se présente est entre une « sociologisation » de la liturgie – en quelque sorte l’adéquation des lois aux comportements de la communauté chrétienne rassemblée pour célébrer l’eucharistie, qui devient ainsi le sujet de la célébration et non plus son interlocuteur privilégié – et la remise au centre de la célébration de celui qui en est le véritable sujet : Jésus-Christ en personne.
La structure de la tradition liturgique comme l’Église du Concile elle-même l’a reçue, préserve les droits du Christ et Sa présence. Aussi, tout ce qui est entrepris pour affaiblir ou réduire la conscience de la présence du Christ au profit des modalités par lesquelles s’affirme la présence de la communauté est une perte de conscience de la valeur ultime de la liturgie, de sa valeur ontologique comme dirait Don Giussani, donc de sa valeur méthodologique et éducative. À l’époque de l’entrée en vigueur de la réforme de Vatican II, une haute personnalité vaticane – je ne peux pas vous préciser laquelle mais je vous certifie ces paroles pour les avoir lues de mes yeux – écrivit qu’ainsi, finalement, la célébration de la messe redevenait « un sain espace d’exercice de la socialité catholique ». « Un sain espace d’exercice de la socialité catholique » et non la mémoire de la présence du Christ qui meurt et ressuscite, qui crée le peuple nouveau, le soutient et le lance dans la mission...

Paolo Facciotto : Pouvez-vous me dire si cette personnalité figurait à un échelon supérieur à Mgr Bugnini ?

Mgr Luigi Negri : Bien des échelons au-dessus.

Paolo Facciotto : « En Italie, mis à part quelques exceptions dignes de louange, les évêques et les supérieurs des Ordres religieux se sont opposés à l’application du Motu Proprio » avait déclaré le vice-président de la Commission Ecclesia Dei (2) lors du premier anniversaire du Motu Proprio Summorum Pontificum par lequel Benoît XVI a « libéralisé » la liturgie traditionnelle tridentine. Une accusation de désobéissance envers l’épiscopat italien particulièrement forte. Où en est-on dans l’application du Motu Proprio ? Y a-t-il dans votre diocèse des célébrations selon le Missel Romain de 1962 ?

Mgr Luigi Negri : Pour ma part, j’ai cherché non seulement à recevoir ce texte et à en expliquer le sens profond à mon clergé mais aussi à le mettre en pratique. Il s’agit, pour moi, d’une possibilité de valoriser au sein de l’Église, pour qui le veut, une richesse plus étendue et mieux structurée que celle qui est à la disposition de tous. C’est comme si le Pape avait redonné la possibilité d’une célébration liturgique que l’individu comme le groupe ressentent comme correspondant plus à leur désir de croissance et à leurs principes. Je dois dire cependant que les normes d’application, que nous attendons depuis maintenant des années, font toujours défaut. En substance, là où l’évêque a obéi, comme c’est mon cas, se célèbrent non pas quelques-unes mais toutes les messes demandées selon les modalités prévues par le Motu Proprio.
Quand j’ai dit précédemment que le Pape a du mal à faire passer la « réforme de la réforme », j’avais précisément à l’esprit ce Motu Proprio qui, plus de trois ans après sa promulgation, manque toujours de ses éléments d’application. Mais j’ai l’impression que le refus, la résistance, ne portent pas tant sur le Motu Proprio que sur le fait que la réforme liturgique de Vatican II – telle que les textes ont été interprétés et telle que la liturgie s’est déterminée – semble ne plus pouvoir être mise en discussion. La résistance porte sur la possibilité même, offerte par le Pape, de pratiquer une autre forme de vie liturgico-sacramentelle. C’est ce qui est en jeu. Alors que le Pape a dit qu’il y a une richesse liturgique et sacramentelle à laquelle tout l’Église, si elle le désire, peut accéder sans que cela se résume à une seule et même forme, il y a selon moi un large pan du monde ecclésiastique qui considère en revanche que la réforme de Vatican II supplante tout ce qui la précède. C’est cette herméneutique de la discontinuité sur laquelle le Pape est intervenu avec beaucoup de force et de clarté.

Paolo Facciotto : Selon un sondage Doxa, 71% des catholiques trouveraient normal que coexistent dans leur paroisse les deux formes du rite romain et 40 % des pratiquants choisiraient la messe de saint Pie V le dimanche si celle-ci était offerte dans leur paroisse. Que penser de ces chiffres, à prendre bien entendu avec toute la prudence qu’il sied à un sondage ?

Mgr Luigi Negri : Au-delà de ces résultats, je suis d’avis qu’aujourd’hui l’Église doit être pleinement disposée à offrir des formes et des modes de participation à la vie du Christ qui correspondent dans leur diversité à la diversité qui existe parmi les hommes et parmi les jeunes. Je pense que nous devons être animés d’un sincère enthousiasme missionnaire. Au moment auquel les églises se vident et où il y a tant de difficultés à percevoir clairement le mystère du Christ et de l’Église, tout ce qui peut y concourir doit être mis en œuvre, à condition de ne pas en profiter pour servir ses propres options idéologiques. L’affrontement traditionalisme/progressisme n’a plus de raison d’être et nous devons en être reconnaissants à Benoît XVI. Il s’agit d’oppositions idéologiques qui hypostasient les points de vue, les sensibilités, les formes, au lieu de s’interroger sur ce qui est le plus utile à la mission de l’Église et donc à son devoir d’éducation.

Paolo Facciotto : Comment célébrait Don Giussani ? Quelle était son idée de la liturgie et comment vécut-il sa réforme ?

Mgr Luigi Negri : J’ai vu Don Giussani célébrer selon le rite de saint Pie V. Il le célébrait avec la conscience profonde d’être l’acteur d’un événement que la grâce ouvrait au cœur et à la vie des hommes. Et je l’ai vu célébrer la liturgie réformée de la même façon. Don Giussani allait à l’essentiel et était par nature peu enclin à s’arrêter sur les détails. Je ne peux pas dire comment il a réagi à la réforme parce que je crois que nous n’en avons jamais parlé, ni entre nous – même si nous avons eu des centaines d’heures d’échanges sur tous les problèmes de la vie de l’Église et de la société – ni en public.
L’image qu’il avait de la liturgie est contenue dans un très bel opuscule Dalla liturgia vissuta, una proposta. Je crois que la liturgie traditionnelle, tout comme la liturgie réformée, pourvu qu’elles demeurent fidèles à l’identité que leur confère le magistère, peuvent concourir à ce qu’une vie devienne une proposition de vie. La liturgie est une proposition de vie, celle du Christ au milieu des siens, qui devient proposition de vie. Je ne crois pas qu’il était disposé à mourir pour la liturgie de saint Pie V mais je ne crois pas plus, à la lueur de nos cinquante années de fréquentation, qu’il eut affirmé que la liturgie de Vatican II fut la meilleure possible. Au contraire, je crois que, comme sur d’autres aspects du Concile, il éprouvait quelques difficultés d’interprétation comme c’est aujourd’hui admis par la majeure partie des pasteurs et des théologiens intelligents. C’est si vrai que, 40 ans après, Benoît XVI nous dit que peut commencer aujourd’hui une vraie interprétation du Concile.

(1) Les Opera Omnia de Joseph Ratzinger sont en cours de publication chez l’éditeur allemand Herder. Sorti en 2010, Théologie de la liturgie » est théoriquement le onzième volume de la collection mais, en pratique et selon le désir du Pape, le premier a avoir été publié.

(2) Mgr Perl, lors du colloque Summorum Pontificum, organisé à Rome du 16 au 18 septembre 2008.

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